– Oh! ma chère, bégayait-elle, vous ne vous doutez pas! Ils ont un assortiment de capotes extraordinaire. J'en ai choisi une pour moi et une pour ma fille… Et les chaussures, hein? Valentine.
– C'est inouï! ajoutait la jeune fille, avec sa hardiesse de femme. Il y a des bottes à vingt francs cinquante, ah! des bottes!
Un vendeur les suivait, traînant l'éternelle chaise, où s'entassait déjà tout un amoncellement d'articles.
– Comment va M. Marty? demanda Mme Desforges.
– Pas mal, je crois, répondit Mme Marty, effarée par cette brusque question, qui tombait méchamment dans sa fièvre dépensière. Il est toujours là-bas, mon oncle a dû aller le voir ce matin…
Mais elle s'interrompit, elle eut une exclamation d'extase.
– Voyez donc, est-ce adorable!
Ces dames, qui avaient fait quelques pas, se trouvaient devant le nouveau rayon des fleurs et plumes, installé dans la galerie centrale, entre la soierie et la ganterie. C'était, sous la lumière vive du vitrage, une floraison énorme, une gerbe blanche, haute et large comme un chêne. Des piquets de fleurs garnissaient le bas, des violettes, des muguets, des jacinthes, des marguerites, toutes les blancheurs délicates des plates-bandes. Puis, des bouquets montaient, des roses blanches, attendries d'une pointe de chair, de grosses pivoines blanches, à peine teintées de carmin, des chrysanthèmes blancs, en fusées légères, étoilées de jaune. Et les fleurs montaient toujours, de grands lis mystiques, des branches de pommier printanières, des bottes de lilas embaumé, un épanouissement continu que surmontaient, à la hauteur du premier étage, des panaches de plumes d'autruche, des plumes blanches qui étaient comme le souffle envolé de ce peuple de fleurs blanches. Tout un coin étalait des garnitures et des couronnes de fleurs d'oranger. Il y avait des fleurs métalliques, des chardons d'argent, des épis d'argent. Dans les feuillages et dans les corolles au milieu de cette mousseline, de cette soie et de ce velours, où des gouttes de gomme faisaient des gouttes de rosée, volaient des oiseaux des Îles pour chapeaux, les Tangaras de pourpre à queue noire, et les Septicolores au ventre changeant, couleur de l'arc-en-ciel.
– J'achète une branche de pommier, reprit Mme Marty. N'est-ce pas? c'est délicieux… Et ce petit oiseau, regarde donc, Valentine. Oh!je le prends!
Cependant, Mme Guibal s'ennuyait, à rester immobile, dans les remous de la foule. Elle finit par dire:
– Eh bien! nous vous laissons à vos achats. Nous montons, nous autres.
– Mais non, attendez-moi! cria l'autre. Je remonte aussi… Il y a là-haut la parfumerie. Il faut que j'aille à la parfumerie.
Ce rayon, créé de la veille, se trouvait à côté du salon de lecture. Mme Desforges, pour éviter l'encombrement des escaliers, parla de prendre l'ascenseur; mais elles durent y renoncer, on faisait queue à la porte de l'appareil. Enfin, elles arrivèrent, elles passèrent devant le buffet public, où la cohue devenait telle, qu'un inspecteur devait refréner les appétits, en ne laissant plus entrer la clientèle gloutonne que par petits groupes. Et, du buffet même, ces dames commencèrent à sentir le rayon de parfumerie, une odeur pénétrante de sachet enfermé, qui embaumait la galerie. On s'y disputait un savon, le savon Bonheur, la spécialité de la maison. Dans les comptoirs à vitrines, et sur les tablettes de cristal des étagères, s'alignaient les pots de pommades et de pâtes, les boîtes de poudres et de fards, les fioles d'huiles et d'eaux de toilette; tandis que la brosserie fine, les peignes, les ciseaux, les flacons de poche, occupaient une armoire spéciale. Les vendeurs s'étaient ingéniés à décorer l'étalage de tous leurs pots de porcelaine blanche, de toutes leurs fioles de verre blanc. Ce qui ravissait, c'était, au milieu, une fontaine d'argent, une Bergère debout sur une moisson de fleurs, et d'où coulait un filet continu d'eau de violette, qui résonnait musicalement dans la vasque de métal. Une senteur exquise s'épandait alentour, les dames en passant trempaient leurs mouchoirs.
– Voilà! dit Mme Marty, lorsqu'elle se fut bourrée de lotions, de dentifrices, de cosmétiques. Maintenant, c'est fini, je suis à vous. Allons rejoindre Mme de Boves.
Mais, sur le palier du grand escalier central, le Japon l'arrêta encore. Ce comptoir avait grandi, depuis le jour où Mouret s'était amusé à risquer, au même endroit, une petite table de proposition, couverte de quelques bibelots défraîchis, sans prévoir lui-même l'énorme succès. Peu de rayons avaient eu des débuts plus modestes, et maintenant il débordait de vieux bronzes, de vieux ivoires, et de vieilles laques, il faisait quinze cent mille francs d'affaires chaque année, il remuait tout l'Extrême-Orient, où des voyageurs fouillaient pour lui les palais et les temples. D'ailleurs, les rayons poussaient toujours, on en avait essayé deux nouveaux en décembre, afin de boucher les vides de la morte-saison d'hiver: un rayon de livres et un rayon de jouets d'enfants, qui devaient certainement grandir aussi et balayer encore des commerces voisins. Quatre ans venaient de suffire au Japon pour attirer toute la clientèle artistique de Paris.
Cette fois, Mme Desforges elle-même, malgré sa rancune qui lui avait fait jurer de ne rien acheter, succomba devant un ivoire d'une finesse charmante.
– Envoyez-le-moi, dit-elle rapidement, à une caisse voisine. Quatre-vingt-dix francs, n'est-ce pas?
Et, voyant Mme Marty et sa fille enfoncées dans un choix de porcelaines de camelote, elle reprit, emmenant Mme Guibaclass="underline"
– Vous nous retrouverez au salon de lecture… J'ai vraiment besoin de m'asseoir un peu.
Au salon de lecture, ces dames durent rester debout. Toutes les chaises étaient prises, autour de la grande table couverte de journaux. De gros hommes lisaient, renversés, étalant des ventres, sans avoir l'idée aimable de céder la place. Quelques femmes écrivaient, le nez dans leurs phrases, comme pour cacher le papier sous les fleurs de leurs chapeaux. Du reste, Mme de Boves n'était pas là, et Henriette s'impatientait, lorsqu'elle aperçut Vallagnosc, qui cherchait aussi sa femme et sa belle-mère. Il salua, il finit par dire:
– Elles sont pour sûr aux dentelles, on ne peut les en arracher… Je vais voir.
Et il eut la galanterie de leur procurer deux sièges, avant de s'éloigner.
L'écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. La grande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs les plus délicates et les plus chères. C'était la tentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avait changé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipures tombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles de nuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour des colonnes, descendaient des volants de malines et de valenciennes, des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc, jusqu'à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, le blanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle, les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur les mailles fines, les points à l'aiguille et les points de Venise aux dessins plus lourds, les points d'Alençon et les dentelles de Bruges d'une richesse royale et comme religieuse. Il semblait que le dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc.