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Elle s'était assise, essoufflée d'avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce, sous l'épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d'un coup, elle conta son histoire: sa jeunesse au moulin, le père Cugnot ruiné par un procès, et qui l'avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingt francs dans la poche; ensuite, ses débuts comme vendeuse, d'abord au fond d'un magasin des Batignolles, puis au Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures et toutes les privations; enfin, sa vie actuelle, les deux cents francs qu'elle gagnait par mois, les plaisirs qu'elle prenait, l'insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, une broche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap gros bleu, pincée coquettement à la taille; et elle souriait sous sa toque de velours, ornée d'une grande plume grise.

Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulait balbutier une explication.

– Puisque ça m'est arrivé! répéta Pauline. Voyons, je suis votre aînée, j'ai vingt-six ans et demi, sans que cela paraisse… Contez-moi vos petites affaires.

Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s'offrait si franchement. Elle s'assit en jupon, un vieux châle noué sur les épaules, près de Pauline en toilette; et une bonne causerie s'engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid semblait y couler des murs mansardés, d'une nudité de prison; mais elles ne s'apercevaient pas que leurs doigts avaient l'onglée, elles étaient toutes à leurs confidences. Peu à peu, Denise se livra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d'argent la torturait; ce qui les amena toutes deux à tomber sur ces demoiselles des confections. Pauline se soulageait.

– Oh! les mauvaises teignes! Si elles se conduisaient en bonnes camarades, vous pourriez vous faire plus de cent francs.

– Tout le monde m'en veut, sans que je sache pourquoi, disait Denise gagnée par les larmes. Ainsi M. Bourdoncle est sans cesse à me guetter, pour me prendre en faute, comme si je le gênais… Il n'y a guère que le père Jouve…

L'autre l'interrompit.

– Ce vieux singe d'inspecteur! Ah! ma chère, ne vous y fiez point… Vous savez, les hommes qui ont des grands nez comme ça! Il a beau étaler sa décoration, on raconte une histoire qu'il aurait eue chez nous, à la lingerie… Mais que vous êtes donc enfant de vous chagriner ainsi! Est-ce malheureux d'être si sensible! Pardi! ce qui vous arrive, arrive à toutes: on vous fait payer la bienvenue.

Elle lui saisit les mains, elle l'embrassa, emportée par son bon cœur. La question d'argent était plus grave. Certainement, une pauvre fille ne pouvait soutenir ses deux frères, payer la pension du petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant les quelques sous douteux dont les autres ne voulaient point; car il était à craindre qu'on ne l'appointât pas avant la reprise des affaires, en mars.

– Écoutez, il est impossible que vous teniez le coup davantage, dit Pauline. Moi, à votre place…

Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C'était peut-être Marguerite, qu'on accusait de se promener en chemise de nuit, pour moucharder le sommeil des autres. La lingère, qui serrait toujours les mains de son amie, la regarda un moment en silence, l'oreille tendue. Puis, elle recommença très bas, d'un air de tendre conviction:

– Moi, à votre place, je prendrais quelqu'un.

– Comment, quelqu'un? murmura Denise, sans comprendre d'abord.

Lorsqu'elle eut compris, elle retira ses mains, elle resta toute sotte. Ce conseil la gênait comme une idée qui ne lui était jamais venue, et dont elle ne voyait pas l'avantage.

– Oh! non, répondit-elle simplement.

– Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas, c'est moi qui vous le dis!… Les chiffres sont là: quarante francs pour le petit, des pièces de cent sous de temps à autre au grand; et vous ensuite, vous qui ne pouvez toujours aller mise comme une pauvresse, avec des souliers dont ces demoiselles plaisantent; oui, parfaitement, vos souliers vous font du tort… Prenez quelqu'un, ce sera beaucoup mieux.

– Non, répéta Denise.

– Eh bien! vous n'êtes pas raisonnable… C'est forcé, ma chère, et si naturel! Nous avons toutes passé par là. Moi, tenez! j'étais au pair, comme vous. Pas un liard. On est couchée et nourrie, bien sûr; mais il y a la toilette, puis il est impossible de rester sans un sou, renfermée dans sa chambre, à regarder voler les mouches. Alors, mon Dieu! il faut se laisser aller…

Et elle parla de son premier amant, un clerc d'avoué, qu'elle avait connu dans une partie, à Meudon. Après celui-là, elle s'était mise avec un employé des postes. Enfin, depuis l'automne, elle fréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçon très gentil, chez lequel elle passait toutes ses heures libres. Jamais qu'un à la fois, du reste. Elle était honnête, elle s'indignait, lorsqu'on parlait de ces filles qui se donnent au premier venu.

– Je ne vous dis point de vous mal conduire, au moins! reprit-elle vivement. Ainsi je ne voudrais pas être rencontrée en compagnie de votre Clara, de peur qu'on ne m'accusât de faire la noce comme elle. Mais, quand on est tranquillement avec quelqu'un, et qu'on n'a aucun reproche à s'adresser… Ça vous semble donc vilain?

– Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.

Il y eut un nouveau silence. Dans la petite chambre glacée, toutes deux se souriaient, émues de cette conversation à voix basse.

– Et puis, il faudrait d'abord avoir de l'amitié pour quelqu'un, reprit-elle, les joues roses.

La lingère fut très étonnée. Elle finit par rire, et elle l'embrassa une seconde fois, en disant:

– Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu'on se plaît! Êtes-vous drôle! On ne vous forcera pas… Voyons, voulez-vous que dimanche Baugé nous conduise quelque part à la campagne? Il amènera un de ses amis.

– Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.

Alors, Pauline n'insista plus. Chacune était maîtresse d'agir à son goût. Ce qu'elle en avait dit, c'était par bonté de cœur, car elle éprouvait un véritable chagrin de voir si malheureuse une camarade. Et, comme minuit allait sonner, elle se leva pour partir. Mais, auparavant, elle força Denise à accepter les six francs qui lui manquaient, en la suppliant de ne pas se gêner, de ne les rendre que lorsqu'elle gagnerait davantage.

– Maintenant, ajouta-t-elle, éteignez votre bougie, pour qu'on ne sache pas quelle porte s'ouvre… Vous la rallumerez ensuite.

La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore les mains; et Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sans laisser d'autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu du sommeil écrasé de fatigue, des autres petites chambres.

Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre son soulier et faire son savonnage. Le froid devenait plus vif, à mesure que la nuit avançait. Mais elle ne le sentait pas, cette causerie avait remué tout le sang de son cœur. Elle n'était point révoltée, il lui semblait bien permis d'arranger l'existence comme on l'entendait, lorsqu'on se trouvait seule et libre sur la terre. Jamais elle n'avait obéi à des idées, sa raison droite et sa nature saine la maintenaient simplement dans l'honnêteté où elle vivait. Vers une heure, elle se coucha enfin. Non, elle n'aimait personne. Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter le dévouement maternel qu'elle avait voué à ses deux frères? Pourtant, elle ne s'endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque, l'insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formes indistinctes, qui s'évanouissaient dans la nuit.