Hutin ne l'écoutait plus, entamait l'éloge de la place Clichy. Il y connaissait une jeune fille, qui était si convenable, que les acheteuses n'osaient s'adresser à elle, de peur de l'humilier. Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu'il avait fait cent quinze francs pendant la semaine; oh! une semaine épatante, Favier laissé à cinquante-deux francs, tout le tableau de ligne roulé; et ça se voyait, n'est-ce pas? il bouffait la monnaie, il ne se coucherait pas avant d'avoir liquidé les cent quinze francs. Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, ce gringalet de second qui affectait de se tenir à part, au point de ne pas vouloir, dans la rue, marcher avec un de ses vendeurs.
– Taisez-vous, dit Liénard, vous parlez trop, mon cher.
La chaleur avait grandi, les bougies coulaient sur les nappes tachées de vin; et, par les fenêtres ouvertes, lorsque le bruit des dîneurs tombait brusquement, entrait une voix lointaine, prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, qui s'endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demander l'addition, en voyant que Denise n'allait pas mieux, toute blanche, le menton convulsé par les larmes qu'elle retenait; mais le garçon ne reparaissait plus, et elle dut subir encore les éclats de voix de Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que Liénard, parce que Liénard mangeait simplement l'argent de son père, tandis que lui mangeait l'argent gagné, le fruit de son intelligence. Enfin, Baugé paya, les deux femmes sortirent.
– En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la première salle, en regardant une grande fille mince qui mettait son manteau.
– Tu ne la connais pas, tu n'en sais rien, dit le jeune homme.
– Avec ça! et la façon de se draper!… Rayon de l'accoucheuse, va! Si elle a entendu, elle doit être contente!
Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. Elle avait cru mourir, dans cette chaleur suffocante, au milieu de ces cris; et elle expliquait toujours son malaise par le manque d'air. À présent, elle respirait. Une fraîcheur tombait du ciel étoilé. Comme les deux jeunes filles quittaient le jardin du restaurant, une voix timide murmura dans l'ombre:
– Bonsoir, mesdemoiselles.
C'était Deloche. Elles ne l'avaient pas vu au fond de la première salle, où il dînait seul, après être venu de Paris à pied, pour le plaisir. En reconnaissant cette voix amie, Denise, souffrante, céda machinalement au besoin d'un soutien.
– Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-elle. Donnez-moi votre bras.
Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s'étonnèrent. Ils n'auraient pas cru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon. Pourtant, comme on avait une heure encore avant de prendre le train, ils allèrent jusqu'au bout de l'île, ils suivirent la berge, sous les grands arbres; et, de temps à autre, ils se retournaient, ils murmuraient:
– Où sont-ils donc? Ah! les voici… c'est drôle tout de même.
D'abord, Denise et Deloche avaient gardé le silence. Lentement, le vacarme du restaurant se mourait, prenait une douceur musicale, au fond de la nuit; et ils entraient plus avant dans le froid des arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont les bougies s'éteignaient une à une, derrière les feuilles. En face d'eux, c'était comme un mur de ténèbres, une masse d'ombre, si compacte, qu'ils ne distinguaient pas même la trace pâle du sentier. Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, leurs yeux s'accoutumèrent, ils virent à droite les troncs des peupliers, pareils à des colonnes sombres portant les dômes de leurs branches, criblés d'étoiles; tandis que, sur la droite, l'eau par moments avait dans le noir un luisant de miroir d'étain. Le vent tombait, ils n'entendaient plus que le ruissellement de la rivière.
– Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit par balbutier Deloche, qui se décida à parler le premier. Vous ne savez pas combien vous me faites plaisir, en consentant à vous promener avec moi.
Et, les ténèbres aidant, après bien des paroles embarrassées, il osa dire qu'il l'aimait. Depuis longtemps, il voulait le lui écrire; et jamais elle ne l'aurait su peut-être, sans cette belle nuit complice, sans cette eau qui chantait et ces arbres qui les couvraient du rideau de leurs ombrages. Pourtant, elle ne répondait point, elle marchait toujours à son bras, du même pas de souffrance. Il cherchait à lui voir le visage, lorsqu'il entendit un léger sanglot.
– Oh! mon Dieu! reprit-il, vous pleurez, mademoiselle, vous pleurez… Est-ce que je vous ai fait de la peine?
– Non, non, murmura-t-elle.
Elle tâchait de retenir ses larmes, mais elle ne le pouvait pas. À table déjà, elle avait cru que son cœur éclatait. Et, maintenant, elle s'abandonnait dans cette ombre, des sanglots venaient de l'étouffer, en pensant que, si Hutin se trouvait à la place de Deloche et lui disait ainsi des tendresses, elle serait sans force. Cet aveu qu'elle se faisait enfin, l'emplissait de confusion. Une honte lui brûlait la face, comme si elle fût tombée sous ces arbres, aux bras de ce garçon qui s'étalait avec des filles.
– Je ne voulais pas vous offenser, répétait Deloche que les larmes gagnaient.
– Non, écoutez, dit-elle d'une voix encore tremblante, je n'ai aucune colère contre vous. Seulement, je vous en prie, ne me parlez plus comme vous venez de le faire… Ce que vous demandez est impossible. Oh! vous êtes un bon garçon, je veux bien être votre amie, mais pas davantage… Entendez-vous, votre amie!
Il frémissait. Après quelques pas faits en silence, il balbutia:
– Enfin, vous ne m'aimez pas?
Et, comme elle lui évitait le chagrin d'un non brutal, il reprit d'une voix douce et navrée:
– D'ailleurs, je m'y attendais… Jamais je n'ai eu de chance, je sais que je ne puis être heureux. Chez moi, on me battait. À Paris, j'ai toujours été un souffre-douleur. Voyez-vous, lorsqu'on ne sait pas prendre les maîtresses des autres, et qu'on est assez gauche pour ne pas gagner de l'argent autant qu'eux, eh bien! on devrait crever tout de suite dans un coin… Oh! soyez tranquille, je ne vous tourmenterai plus. Quant à vous aimer, vous ne pouvez m'en empêcher, n'est-ce pas? Je vous aimerai pour rien, comme une bête… Voilà! tout fiche le camp, c'est ma part dans la vie.
À son tour, il pleura. Elle le consolait, et dans leur effusion amicale, ils apprirent qu'ils étaient du même pays, elle de Valognes, lui de Briquebec, à treize kilomètres. Ce fut un nouveau lien. Son père à lui, petit huissier nécessiteux, d'une jalousie maladive, le rossait en le traitant de bâtard, exaspéré de sa longue figure blême et de ses cheveux de chanvre, qui, disait-il, n'étaient pas dans la famille. Ils en arrivèrent à parler des grands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts qui se perdent sous les ormes, des routes gazonnées comme des allées de parc. Autour d'eux, la nuit pâlissait encore, ils distinguaient les joncs de la rive, la dentelle des ombrages, noire sur le scintillement des étoiles; et un apaisement leur venait, ils oubliaient leurs maux, rapprochés par leur malchance, dans une amitié de bons camarades.
– Eh bien? demanda vivement Pauline à Denise, en la prenant à part, quand ils furent devant la station.
La jeune fille comprit au sourire et au ton de tendre curiosité. Elle devint très rouge, en répondant:
– Mais jamais, ma chère! Puisque je vous ai dit que je ne voulais pas!… Il est de mon pays. Nous causions de Valognes.
Pauline et Baugé restèrent perplexes, dérangés dans leurs idées, ne sachant plus que croire. Deloche les quitta sur la place de la Bastille; comme tous les jeunes gens au pair, il couchait au magasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pas rentrer avec lui, Denise, qui s'était fait donner une permission de théâtre, accepta d'accompagner Pauline chez Baugé. Celui-ci, pour se rapprocher de sa maîtresse, était venu demeurer rue Saint-Roch. On prit un fiacre, et Denise demeura stupéfaite, lorsque, en chemin, elle sut que son amie allait passer la nuit avec le jeune homme. Rien n'était plus facile, on donnait cinq francs à Mme Cabin, toutes ces demoiselles en usaient. Baugé fit les honneurs de sa chambre, garnie de vieux meubles Empire, envoyés par son père. Il se fâcha quand Denise parla de régler, puis finit par accepter les quinze francs soixante, qu'elle avait posés sur la commode; mais il voulut alors lui offrir une tasse de thé, et il se battit contre une bouilloire à esprit-de-vin, fut obligé de redescendre acheter du sucre. Minuit sonnait, quand il emplit les tasses.