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– C'est moi que vous cherchez?

Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, elle n'osait lire dans son cœur, où se heurtaient des sentiments confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux roux, et si elle frémissait encore devant lui, c'était peut-être de malaise. L'avait-elle aimé? L'aimait-elle toujours? elle ne voulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.

– Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.

Alors, Hutin s'amusa de sa gêne.

– Si vous désirez qu'on vous le serve… Favier, servez donc Robineau à mademoiselle.

Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle recevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah! il était méchant, il la frappait ainsi que les autres! Et il y avait en elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait. Son visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre de son naturel, vint pourtant à son secours.

– M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vous avez à lui parler.

Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l'attendait, dans une colère froide. Comment! elle était partie depuis une demi-heure! d'où sortait-elle? pas de l'atelier, bien sûr? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur. C'était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle se promettait de redescendre.

Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Le comptoir espérait qu'il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu'on lui créait sans cesse; et, un moment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu'il creusait depuis de longs mois sous les pieds du second, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, comme il le suppléait à titre de premier vendeur, il s'était efforcé de lui nuire dans l'esprit des chefs, de s'installer à sa place, par des excès de zèle: c'étaient de petites irrégularités découvertes et étalées, des projets d'améliorations soumis, des dessins nouveaux qu'il imaginait. Tous, d'ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu'au premier convoitant la situation d'intéressé, tous n'avaient qu'une idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d'un échelon, le manger s'il devenait un obstacle; et cette lutte des appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme le bon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette flambée du succès dont Paris s'étonnait. Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le second reparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir, l'attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre un parti, venait d'envoyer Robineau au réassortiment.

– Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait Hutin.

Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s'accommodait mal d'un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autour de lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait être juste.

– Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.

Mais des protestations éclataient.

– Comment! il ne nous fait rien?… Un être insupportable, toujours nerveux, et qui vous passerait sur le corps, tant il est fier!

C'était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de femme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. On racontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombé malade, jusqu'à des clientes qu'il avait humiliées par ses remarques cassantes.

– Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi… J'ai averti la direction, je vais en causer tout à l'heure.

On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-sol, lointaine et assourdie dans l'air mort du magasin. Hutin et Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l'entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s'y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d'un bruit croissant de vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l'extrémité, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de piles d'assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu'il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuait les portions. Et, quand il s'écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.

– Allons, bon! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque! Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson!

Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassine restait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui, Hutin se baissa, en disant:

– Bœuf sauce piquante.

De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau de viande, puis l'avait arrosé d'une cuillerée de sauce; et Hutin, suffoqué d'avoir reçu au visage le souffle ardent du guichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui les mots: «Bœuf sauce piquante… Bœuf sauce piquante…», se suivaient comme des litanies; pendant que, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d'une horloge bien réglée.

– Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la main ne sentait pas de chaleur.

Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite, pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s'ouvrait la buvette, un autre guichet, avec un comptoir d'étain luisant, où étaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sans bouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide, recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lors embarrassé, gagnait sa table d'un air sérieux, veillant à l'équilibre.

Hutin grondait sourdement:

– En voilà une promenade, avec cette vaisselle!

Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor, dans la dernière salle à manger. Toutes les salles se ressemblaient, étaient d'anciennes caves, de quatre mètres sur cinq, qu'on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires; mais l'humidité crevait la peinture, les murailles jaunes se marbraient de taches verdâtres; et, du puits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir, tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vagues des passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d'odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine.

Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scellée d'un bout dans le mur et couverte d'une toile cirée, il n'y avait que les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant les places. Des piles d'assiettes de rechange se dressaient à chaque extrémité; tandis que, au milieu, s'allongeait un gros pain, percé d'un couteau, le manche en l'air. Hutin se débarrassa de sa bouteille, posa son assiette; puis, après avoir pris sa serviette, au bas du casier, qui était le seul ornement des murailles, il s'assit en poussant un soupir.