– Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriez vous commander une omelette.
– Oh! le bœuf me suffit, répondit la jeune fille, qui, pour ne rien dépenser, s'en tenait à la nourriture de la maison, si répugnante qu'elle fût.
Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoiselles protestèrent. Elles l'avaient laissé, la semaine d'auparavant, et elles espéraient qu'il ne reparaîtrait plus. Denise, distraite, troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seule à en manger; et toutes la regardaient, d'un air de dégoût. Il y eut une débauche de suppléments, elles s'emplirent de confiture. C'était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur son argent.
– Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingère délicate, et que la direction a promis…
On l'interrompit avec des rires, on ne causa plus que de la direction. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait le supporter, disait-elle. Et elles s'attardèrent devant leurs tasses, les lingères en laine, d'une simplicité de petites bourgeoises, les confectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pas attraper de taches, pareilles à des dames qui seraient descendues manger à l'office, avec leurs femmes de chambre. On avait ouvert le châssis vitré du soupirail, afin de changer l'air étouffant et empesté; mais il fallut le refermer tout de suite, les roues des fiacres semblaient passer sur la table.
– Chut! souffla Pauline, voici cette vieille bête!
C'était l'inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers la fin des repas, du côté de ces demoiselles. D'ailleurs, il avait la surveillance de leurs salles. Les yeux souriants, il entrait, faisait le tour de la table; quelquefois même, il causait, voulait savoir si elles avaient déjeuné de bon appétit. Mais, comme il les inquiétait et les ennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bien que la cloche n'eût pas sonné, Clara disparut la première; d'autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise et Pauline. Celle-ci, après avoir bu son café, achevait ses pastilles de chocolat.
– Tiens! dit-elle en se levant, je vais envoyer un garçon me chercher des oranges… Venez-vous?
– Tout à l'heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte, résolue à demeurer la dernière, de façon à pouvoir aborder Robineau, quand elle remonterait.
Cependant, lorsqu'elle fut seule avec Jouve, elle ressentit un malaise; et, contrariée, elle quitta enfin la table. Mais, en la voyant se diriger vers la porte, il lui barra le passage:
– Mademoiselle Baudu…
Debout devant elle, il souriait d'un air paterne. Ses grosses moustaches grises, ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient une grande honnêteté militaire. Et il poussait en avant sa poitrine, où s'étalait son ruban rouge.
– Quoi donc, monsieur Jouve? demanda-t-elle rassurée.
– Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière les tapis. Vous savez que c'est contraire au règlement, et si je faisais mon rapport… Elle vous aime donc bien, votre amie Pauline?
Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux et recourbé, aux appétits de taureau.
– Hein? qu'avez-vous, toutes les deux, pour vous aimer comme ça?
Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Il s'approchait trop, il lui parlait dans la figure.
– C'est vrai, nous causions, monsieur Jouve, balbutia-t-elle, mais il n'y a pas grand mal à causer un peu… Vous êtes bien bon pour moi, merci tout de même.
– Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je ne connais que ça… Seulement, quand on est si gentille…
Et il s'approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Les paroles de Pauline lui revenaient à la mémoire, elle se rappelait les histoires qui couraient, des vendeuses terrorisées par le père Jouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d'ailleurs, il se contentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts enflés les joues des demoiselles complaisantes, leur prenait les mains, puis les gardait, comme s'il les avait oubliées dans les siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau que dehors, lorsqu'on voulait bien accepter des tartines de beurre, chez lui, rue des Moineaux.
– Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.
– Voyons, disait-il, vous n'allez pas faire la sauvage avec un ami qui vous ménage toujours. Soyez aimable, venez ce soir tremper une tartine dans une tasse de thé. C'est de bon cœur.
Elle se débattait, maintenant.
– Non! non!
La salle à manger demeurait vide, le garçon n'avait point reparu. Jouve, l'oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard autour de lui; et, très excité, sortant de sa tenue, dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur le cou.
– Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu'on est si bête? Venez donc ce soir, c'est pour rire.
Mais elle s'affolait, dans une révolte terrifiée, à l'approche de ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d'un coup, elle le poussa, d'un effort si rude, qu'il chancela et faillit tomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut; tandis que le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa la cravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sans s'essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille. Comment! lorsqu'il ne s'attendait à rien, lorsqu'il n'y mettait pas ses forces et qu'il cédait simplement à sa bonté!
– Ah! mademoiselle, vous vous en repentirez, parole d'honneur!
Denise s'était enfuie. Justement, la cloche sonnait; et, troublée, encore frémissante, elle oublia Robineau, elle remonta au comptoir. Puis, elle n'osa plus redescendre. Comme le soleil, l'après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, on étouffait dans les salons de l'entresol, malgré les stores. Quelques clientes vinrent, mirent ces demoiselles en nage, sans rien acheter. Tout le rayon bâillait, sous les grands yeux somnolents de Mme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise, voyant la première s'assoupir, fila doucement, reprit sa course à travers le magasin, de son air affairé. Pour dépister les curieux, qui pouvaient la suivre du regard, elle ne descendit pas directement à la soie; d'abord, elle parut avoir affaire aux dentelles, elle aborda Deloche, lui demanda un renseignement; ensuite, au rez-de-chaussée, elle traversa la rouennerie, et elle entrait aux cravates, lorsqu'un sursaut de surprise l'arrêta net. Jean était devant elle.
– Comment! c'est toi? murmura-t-elle toute pâle.
Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses cheveux blonds en désordre, dont les frisures coulaient sur sa peau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires, il semblait réfléchir profondément.
– Que fais-tu là? reprit-elle.
– Dame! répondit-il, je t'attendais… Tu me défends de venir. Alors, je suis bien entré, mais je n'ai rien dit à personne. Oh! tu peux être tranquille. Ne fais pas semblant de me connaître, si tu veux.