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– Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri du patron.

– Tu es le dernier, mon brave, finit par déclarer Baudu attendri. Après toi, on n'en fera plus… Toi seul me consoles, car si c'est une pareille bousculade qu'on appelle à présent le commerce, je n'y entends rien, j'aime mieux m'en aller.

Geneviève, la tête penchée sur une épaule, comme si son épaisse chevelure noire eût pesé trop lourd à son front pâle, examinait le commis souriant; et, dans son regard, il y avait un soupçon, un désir de voir si Colomban, travaillé d'un remords, ne rougirait pas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies du vieux négoce, il gardait sa carrure tranquille, son air bonasse, avec son pli de ruse aux lèvres.

Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d'en face, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur lutte pour la vie, d'en arriver à détruire la famille. Et il citait leurs voisins de campagne, les Lhomme, la mère, le père, le fils, tous les trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur, toujours dehors, ne mangeant chez eux que le dimanche, une vie d'hôtel et de table d'hôte enfin! Certes, sa salle à manger n'était pas grande, on aurait pu même y souhaiter plus de jour et plus d'air; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécu dans la tendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient le tour de la petite pièce; et un tremblement le prenait, à l'idée inavouée que les sauvages pourraient un jour, s'ils achevaient de tuer sa maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre sa femme et sa fille. Malgré l'assurance qu'il affectait, quand il annonçait la culbute finale, il était plein de terreur au fond, il sentait bien le quartier envahi, dévoré peu à peu.

– Ce n'est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchant d'être calme. Si ton intérêt est d'entrer là-dedans, je serai le premier à te dire: Entres-y.

– Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, et dont le désir d'être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu de toute cette passion.

Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de son regard.

– Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s'il est raisonnable qu'un simple magasin de nouveautés se mette à vendre de n'importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, les nouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd'hui, elles n'ont plus que l'idée de monter sur le dos des voisins et de tout manger… Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petites boutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret les ruine… Tiens! Bédoré et sœur, la bonneterie de la rue Gaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. Chez Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, on en est à baisser les prix, à lutter de bon marché. Et l'effet du fléau, de cette peste, se fait sentir jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs, où je me suis laissé dire que MM. Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient tenir le coup… Hein? des calicots qui vendent des fourrures, c'est trop drôle! Une idée du Mouret encore!

– Et les gants, dit Mme Baudu. N'est-ce pas monstrueux? il a osé créer un rayon de ganterie!… Hier, comme je passais rue Neuve-Saint-Augustin, Quinette se trouvait sur sa porte, l'air si triste, que je n'ai pas voulu lui demander si les affaires allaient bien.

– Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c'est le comble! Bourras est persuadé que le Mouret a voulu simplement le couler; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluies avec des étoffes?… Mais Bourras est solide, il ne se laissera pas égorger. Nous allons rire, un de ces jours.

Il parla d'autres commerçants, il passa le quartier en revue. Parfois, des aveux lui échappaient: si Vinçard tâchait de vendre, tous n'avaient plus qu'à faire leurs paquets, car Vinçard était comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vont crouler. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance, une entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse. Depuis un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées, la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.

– Moi, jusqu'ici, je n'ai pas trop à me plaindre. Oh! il m'a fait du tort, le gredin! Mais il ne tient encore que les draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plus forts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter les articles d'homme, les velours de chasse, les livrées; sans parler des flanelles et des molletons, dont je le défie bien d'avoir un assortiment aussi complet… Seulement, il m'asticote, il croit me faire tourner le sang, parce qu'il a mis son rayon de draperie, là, en face. Tu as vu son étalage, n'est-ce pas? Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d'un encadrement de pièces de drap, une vraie parade de saltimbanque pour raccrocher les filles… Foi d'honnête homme! je rougirais d'employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeuf est connu, et il n'a pas besoin à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle que je l'ai prise, avec ses quatre pièces d'échantillon, à droite et à gauche, pas davantage!

L'émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit de prendre la parole, après un silence.

– Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer… Aujourd'hui encore, Mme Desforges et Mme de Boves sont venues. J'attends Mme Marty pour des flanelles.

– Moi, déclara Colomban, j'ai reçu hier une commande de Mme Bourdelais. Il est vrai qu'elle m'a parlé d'une cheviotte anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, la même que chez nous, paraît-il.

– Et dire, murmura Mme Baudu de sa voix fatiguée, que nous avons vu cette maison-là grande. comme un mouchoir de poche! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque les Deleuze l'ont fondée, elle avait seulement une vitrine sur la rue Neuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d'indienne s'étouffaient avec trois pièces de calicot. On ne pouvait pas se retourner dans la boutique, tant c'était petit… À cette époque, le Vieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjà tel que tu le vois aujourd'hui… Ah! tout cela est changé, bien changé!

Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame de sa vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu'aux pierres humides, elle ne vivait que pour lui et par lui; et, autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plus richement achalandée du quartier, elle avait eu la continuelle souffrance de voir grandir peu à peu la maison rivale, d'abord dédaignée, puis égale en importance, puis débordante, menaçante. C'était pour elle une plaie toujours ouverte, elle se mourait du Vieil Elbeuf humilié, vivant encore ainsi que lui par la force de l'impulsion, mais sentant bien que l'agonie de la boutique serait la sienne, et qu'elle s'éteindrait, le jour où la boutique fermerait.

Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret, de s'être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement, toute la famille d'ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer les amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avait souri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encore la maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapier faisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une antique bâtisse qu'il devait réparer continuellement, qu'il s'était décidé à louer, et dont les locataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là, il n'avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinée aux vieux usages.

– Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table aux autres… En voilà des paroles inutiles!