– Madame désire-t-elle des jarretières bon marché? dit un vendeur à Mme Desforges, en la voyant immobile. Tout soie, vingt-neuf sous.
Elle ne daigna pas répondre. Autour d'elle, les propositions glapissaient, s'enfiévraient encore. Pourtant, elle voulut s'orienter. La caisse d'Albert Lhomme se trouvait à sa gauche; il la connaissait de vue, il se permit un sourire aimable, sans hâte aucune au milieu du flot de factures qui l'assiégeait; pendant que, derrière lui, Joseph, se battant avec la boîte à ficelle, ne pouvait suffire à empaqueter les articles. Alors, elle se reconnut, la soie devait être devant elle. Mais il lui fallut dix minutes pour s'y rendre, tellement la foule augmentait. En l'air, au bout de leurs fils invisibles, les ballons rouges s'étaient multipliés; ils s'amassaient en nuages de pourpre, filaient doucement vers les portes, continuaient à se déverser dans Paris; et elle devait baisser la tête sous le vol des ballons, lorsque de tout jeunes enfants les tenaient, le fil enroulé à leurs petites mains.
– Comment! madame, vous vous êtes risquée! s'écria gaiement Bouthemont, dès qu'il aperçut Mme Desforges.
Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouret lui-même, y allait parfois prendre le thé. Elle le trouvait commun, mais fort aimable, d'une belle humeur sanguine, qui la surprenait et l'amusait. D'ailleurs, l'avant-veille, il lui avait conté carrément les amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par bêtise de gros garçon aimant à rire; et, mordue de jalousie, cachant sa blessure sous des airs de dédain, elle venait pour tâcher de découvrir cette fille, une demoiselle des confections, avait-il dit simplement, en refusant de la nommer.
– Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous? reprit-il.
– Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue… Avez-vous du foulard pour des matinées?
Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise du besoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier; et il se remit à causer avec elle, en attendant le vendeur qui achevait de servir une cliente, justement «la jolie dame», cette belle personne blonde dont tout le rayon causait parfois, sans connaître sa vie, ni même son nom. Cette fois, la jolie dame était en grand deuil. Tiens! qui avait-elle donc perdu, son mari ou son père? Pas son père sans doute, car elle aurait paru plus triste. Alors, que disait-on? ce n'était pas une cocotte, elle avait eu un mari véritable. À moins, cependant, qu'elle ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelques minutes malgré le gros du travail, le rayon échangea des hypothèses.
– Dépêchez-vous, c'est insupportable! cria Hutin à Favier, qui revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quand cette dame est là, vous n'en finissez plus… Elle se moque bien de vous!
– Pas tant que je me moque d'elle, répondit le vendeur vexé.
Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s'il ne respectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d'une sévérité hargneuse, depuis que le rayon s'était ligué pour lui faire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellement insupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont il chauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais, soutenaient sourdement Favier contre lui.
– Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin. M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plus clairs.
Au milieu du rayon, une exposition des soieries d'été éclairait le hall d'un éclat d'aurore, comme un lever d'astre dans les teintes les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaune tendre, le bleu limpide, toute l'écharpe flottante d'Iris. C'étaient des foulards d'une finesse de nuée, des surahs plus légers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à la peau souple de vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées du Japon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands arbres d'un parc.
– Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets de roses, dit enfin Mme Desforges.
Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentative sur Bouthemont, resté près d'elle.
– Je vais monter aux confections voir les manteaux de voyage… Est-ce qu'elle est blonde, la demoiselle de votre histoire?
Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, se contenta de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venait de remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos, Mme Boutarel, cette dame de province, qui débarquait à Paris deux fois par an, pour jeter aux quatre coins du Bonheur l'argent qu'elle rognait sur son ménage. Et, comme Favier prenait déjà le foulard de Mme Desforges, Hutin, croyant le contrarier, l'arrêta.
– C'est inutile, mademoiselle aura l'obligeance de conduire madame.
Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note de débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face, sans éprouver une honte, comme s'il lui rappelait une faute ancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.
– Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforges à Bouthemont, n'est-ce pas cette fille si maladroite? Il l'a donc reprise?… Mais c'est elle, l'héroïne de l'aventure!
– Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriant et bien décidé à ne pas dire la vérité.
Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta lentement l'escalier. Il lui fallait s'arrêter toutes les trois secondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait. Dans la vibration vivante de la maison entière, les limons de fer avaient sous les pieds un branle sensible, comme tremblant aux haleines de la foule. À chaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes de chambre; et l'on eût dit une double haie de soldats pour quelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil au manche d'un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignait à la section fraîche du cou.
Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu'une poussée plus rude que les autres l'immobilisa un instant. Elle avait maintenant, au-dessous d'elle, les rayons du rez-de-chaussée, ce peuple de clientes, épandu, qu'elle venait de traverser. C'était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues en raccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation de fourmilière. Les pancartes blanches n'étaient plus que des lignes minces, les piles de rubans s'écrasaient, le promontoire de flanelle coupait la galerie d'un mur étroit; tandis que les tapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades, pendaient à ses pieds ainsi que des bannières de procession, accrochées sous le jubé d'une église. Au loin, elle apercevait des angles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d'un clocher on distingue des coins de rues voisines, où remuent les taches noires des passants. Mais ce qui la surprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant des couleurs, c'était, lorsqu'elle fermait les paupières, de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à la chaleur humaine qu'elle exhalait. Une fine poussière s'élevait des planchers, chargée de l'odeur de la femme, l'odeur de son linge et de sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui semblait être l'encens de ce temple élevé au culte de son corps.