Toutes deux s'étaient assises sur un canapé. L'attitude de Pauline avait changé, depuis que son amie était seconde aux confections. Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, une nuance de respect, une surprise de sentir la petite vendeuse chétive d'autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denise l'aimait beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu du continuel galop des deux cents femmes que la maison occupait maintenant.
– Qu'avez-vous? demanda vivement Pauline, quand elle remarqua le trouble de la jeune fille.
– Mais rien, assura celle-ci, avec un sourire embarrassé.
– Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc de moi, que vous ne me dites plus vos chagrins?
Alors, Denise, dans l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne pouvait se calmer, s'abandonna. Elle tendit la lettre à son amie, en balbutiant:
– Tenez! il vient de m'écrire.
Entre elles, jamais encore elles n'avaient parlé ouvertement de Mouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètes préoccupations. Pauline n'ignorait rien. Après avoir lu la lettre, elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui murmurer doucement:
– Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyais que c'était fait… Ne vous révoltez donc pas, je vous assure que tout le magasin doit le croire comme moi. Dame! il vous a nommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crève les yeux!
Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, elle l'interrogea.
– Vous irez ce soir, naturellement?
Denise la regardait sans répondre. Et, tout d'un coup, elle éclata en sanglots, la tête appuyée sur l'épaule de son amie. Celle-ci demeura très surprise.
– Voyons, calmez-vous. Il n'y a rien là-dedans qui puisse vous bouleverser ainsi.
– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme j'ai du chagrin! Depuis que j'ai reçu cette lettre, je ne vis plus… Laissez-moi pleurer, cela me soulage.
Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha des consolations. D'abord, il ne voyait plus Clara. On disait bien qu'il allait chez une dame au-dehors, mais ce n'était pas prouvé. Puis, elle expliqua qu'on ne pouvait être jalouse d'un homme dans une pareille position. Il avait trop d'argent, il était le maître après tout.
Denise l'écoutait; et, si elle avait encore ignoré son amour, elle n'en aurait plus douté à la souffrance dont le nom de Clara et l'allusion à Mme Desforges lui tordirent le cœur. Elle entendait la voix mauvaise de Clara, elle revoyait Mme Desforges la promener dans les magasins, avec son mépris de dame riche.
– Alors, vous iriez, vous? demanda-t-elle.
Pauline, sans se consulter, cria:
– Sans doute, est-ce qu'on peut faire autrement!
Puis, elle réfléchit, elle ajouta:
– Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vais me marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.
En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pour le Bonheur des Dames, allait l'épouser, vers le milieu du mois. Bourdoncle n'aimait guère les ménages; cependant, ils avaient l'autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinze jours.
– Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vous aime, il vous épouse… Baugé vous épouse.
Pauline eut un bon rire.
– Mais, ma chérie, ce n'est pas la même chose. Baugé m'épouse, parce que c'est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul… Tandis que M. Mouret! Est-ce que M. Mouret peut épouser ses vendeuses?
– Oh! non, oh! non, cria la jeune fille révoltée par l'absurdité de la question, et c'est pourquoi il n'aurait pas dû m'écrire.
Ce raisonnement acheva d'étonner la lingère. Son visage épais, aux petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle. Puis, elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seul doigt Le Roi Dagobert, pour égayer la situation sans doute. Dans la nudité du salon, dont les housses blanches semblaient augmenter le vide, montaient les bruits de la rue, la mélopée lointaine d'une marchande criant des pois verts. Denise s'était renversée au fond du canapé, la tête contre le bois, secouée par une nouvelle crise de sanglots, qu'elle étouffait dans son mouchoir.
– Encore! reprit Pauline, en se retournant. Vous n'êtes vraiment pas raisonnable… Pourquoi m'avez-vous amenée ici? Nous aurions mieux fait de rester dans votre chambre.
Elle s'agenouilla devant elle, recommença à la sermonner. Que d'autres auraient voulu être à sa place! D'ailleurs, si la chose ne lui plaisait pas, c'était bien simple: elle n'avait qu'à dire non, sans se chagriner si fort. Mais elle réfléchirait, avant de risquer sa position par un refus que rien n'expliquait, puisqu'elle n'avait pas d'engagement ailleurs. Était-ce donc si terrible? et la semonce finissait par des plaisanteries chuchotées gaiement, lorsqu'un bruit de pas vint du corridor.
Pauline courut à la porte jeter un coup d'œil.
– Chut! Mme Aurélie! murmura-t-elle. Je me sauve… Et vous, essuyez vos yeux. On n'a pas besoin de savoir.
Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça ses larmes; et, les mains tremblantes encore, de peur d'être surprise ainsi, elle ferma le piano, que son amie avait laissé ouvert. Mais elle entendit Mme Aurélie frapper à sa porte. Alors, elle quitta le salon.
– Comment! vous êtes levée! cria la première. C'est une imprudence, ma chère enfant. Je montais justement prendre de vos nouvelles et vous dire que nous n'avons pas besoin de vous, en bas.
Denise lui assura qu'elle allait mieux, que cela lui ferait du bien de s'occuper, de se distraire.
– Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m'installerez sur une chaise, je travaillerai aux écritures.
Toutes deux descendirent. Très prévenante, Mme Aurélie l'obligeait à s'appuyer sur son épaule. Elle avait dû remarquer les yeux rouges de la jeune fille, car elle l'examinait à la dérobée. Sans doute, elle savait bien des choses.
C'était une victoire inespérée: Denise avait enfin conquis le rayon. Après s'être jadis débattue pendant près de dix mois, au milieu de ses tourments de souffre-douleur, sans lasser le mauvais vouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de les dominer, de les voir autour d'elle souples et respectueuses. La brusque tendresse de Mme Aurélie l'avait beaucoup aidée, dans cette ingrate besogne de se concilier les cœurs; on racontait tout bas que la première était la complaisante de Mouret, qu'elle lui rendait des services délicats; et elle prenait si chaudement la jeune fille sous sa protection, qu'on devait en effet la lui recommander, d'une façon spéciale. Mais celle-ci avait également travaillé de tout son charme pour désarmer ses ennemies. La tâche était d'autant plus rude, qu'il lui fallait se faire pardonner sa nomination au poste de seconde. Ces demoiselles criaient à l'injustice, l'accusaient d'avoir gagné ça au dessert, avec le patron; même elles ajoutaient des détails abominables. Malgré leurs révoltes pourtant, le titre de seconde agissait sur elles, Denise prenait une autorité, qui étonnait et pliait les plus hostiles. Bientôt, elle trouva des flatteuses, parmi les dernières venues. Sa douceur et sa modestie achevèrent la conquête. Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de se montrer mauvaise, risquant encore l'ancienne injure de «mal peignée», qui maintenant n'égayait personne. Pendant la courte fantaisie de Mouret, elle en avait abusé pour lâcher la besogne, d'une paresse bavarde et vaniteuse; puis, comme il s'était lassé tout de suite, elle ne récriminait même pas, incapable de jalousie dans la débandade galante de son existence, simplement satisfaite d'en tirer le bénéfice d'être tolérée à ne rien faire. Seulement, elle considérait que Denise lui avait volé la succession de Mme Frédéric. Jamais elle ne l'aurait acceptée, à cause du tracas; mais elle était vexée du manque de politesse, car elle avait les mêmes titres que l'autre, et des titres antérieurs.