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– Quel sale individu!… Il ment, entendez-vous!

Et, dans l'émotion qui le secouait, il lâchait des aveux, la voix bégayante, vidant son cœur.

– Je la connais, je le sais bien… Elle n'a jamais eu de l'amitié que pour un homme: oui, pour M. Hutin, et encore il ne s'en est pas aperçu, il ne peut même pas se vanter de l'avoir touchée du bout des doigts.

Le récit de cette querelle, grossi, dénaturé, égayait déjà le magasin, lorsque l'histoire de la lettre de Mouret circula. Justement, ce fut à un vendeur de la soie que Liénard confia d'abord la nouvelle. Chez les soyeux, l'inventaire fonctionnait rondement. Favier et deux commis, sur des escabeaux, vidaient les casiers, passaient au fur et à mesure les pièces d'étoffe à Hutin, qui, debout au milieu d'une table, criait les chiffres, après avoir consulté les étiquettes; et il jetait ensuite les pièces par terre, elles encombraient peu à peu le parquet, elles montaient comme une marée d'automne. D'autres employés écrivaient, Albert Lhomme aidait ces messieurs, le teint brouillé par une nuit blanche, passée dans un bastringue de la Chapelle. Une nappe de soleil tombait des vitres du hall, qui laissaient voir le bleu ardent du ciel.

– Tirez donc les stores! criait Bouthemont, très occupé à surveiller la besogne. Il est insupportable, ce soleil!

Favier, en train de se hausser pour atteindre une pièce, grogna sourdement:

– S'il est permis d'enfermer le monde par ce temps superbe! Pas de danger qu'il pleuve, un jour d'inventaire!… Et l'on vous tient sous les verrous comme des galériens, lorsque tout Paris se promène!

Il passa la pièce à Hutin. Sur l'étiquette, le métrage était porté, diminué à chaque vente de la quantité vendue; ce qui simplifiait beaucoup le travail. Le second cria:

– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt et un mètres, à six francs cinquante!

Et la soie alla grossir le tas, par terre. Puis, il continua une conversation commencée, en disant à Favier:

– Alors, il a voulu vous battre?

– Mais oui. Je buvais tranquillement mon bock… Ça valait bien la peine de démentir, la petite vient de recevoir une lettre du patron, qui l'invite à dîner… Toute la boîte en cause.

– Comment! ce n'était pas fait!

Favier lui tendait une nouvelle pièce.

– N'est-ce pas? on en aurait mis la main au feu. Ça semblait déjà un vieux collage.

– Idem, vingt-cinq mètres! lança Hutin.

On entendit le coup sourd de la pièce, tandis qu'il ajoutait plus bas:

– Vous savez qu'elle a fait la vie chez ce vieux toqué de Bourras.

Maintenant, tout le rayon s'égayait, sans que la besogne en fût interrompue pourtant. On se murmurait le nom de la jeune fille, les dos s'enflaient, les nez tournaient à la friandise. Bouthemont lui-même, que les histoires gaillardes épanouissaient, ne put se tenir de lâcher une plaisanterie, dont le mauvais goût le fit éclater d'aise. Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde des confections entre deux militaires, au Gros-Caillou. Justement, Mignot descendait, avec les vingt francs qu'il venait d'emprunter; et il s'était arrêté, il coulait dix francs dans la main d'Albert, en lui donnant rendez-vous pour le soir, une noce projetée, entravée par le manque d'argent, possible enfin, malgré la médiocrité de la somme. Mais le beau Mignot, lorsqu'il apprit l'envoi de la lettre, eut une réflexion si grossière, que Bouthemont se vit forcé d'intervenir.

– En voilà assez, messieurs. Ça ne nous regarde pas… Allez, allez donc, monsieur Hutin.

– Soie de fantaisie, petits carreaux, trente-deux mètres, à six francs cinquante! cria ce dernier.

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaient régulièrement, la mare d'étoffes montait toujours, comme si les eaux d'un fleuve s'y fussent déversées. Et l'appel des soies de fantaisie ne cessait pas, Favier, à demi-voix, fit alors remarquer que le stock serait joli: la direction allait être contente, cette grosse bête de Bouthemont était peut-être le premier acheteur de Paris, mais comme vendeur on n'avait jamais vu un pareil sabot. Hutin souriait, enchanté, approuvant d'un regard amical; car, après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur des Dames, pour en chasser Robineau, il le minait à son tour, dans le but obstiné de lui prendre sa place. C'était la même guerre qu'autrefois, des insinuations perfides glissées à l'oreille des chefs, des excès de zèle afin de se faire valoir, toute une campagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier, auquel Hutin témoignait une nouvelle condescendance, le regardait en dessous, maigre et froid, la bile au visage, comme s'il eût compté les bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l'air d'attendre que le camarade eût mangé Bouthemont, pour le manger ensuite. Lui, espérait avoir la place de second, si l'autre obtenait celle de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous deux, pris de la fièvre qui battait d'un bout à l'autre des magasins, causaient des augmentations probables, sans cesser d'appeler le stock des soies de fantaisie: on prévoyait que Bouthemont irait à ses trente mille francs, cette année-là; Hutin dépasserait dix mille; Favier estimait son fixe et son tant pour cent à cinq mille cinq cents. Chaque saison, les affaires du comptoir augmentaient, les vendeurs y montaient en grade et y doublaient leurs soldes, comme des officiers en temps de campagne.

– Ah çà, est-ce que ce n'est pas fini, ces petites soies? dit brusquement Bouthemont, l'air agacé. Aussi quel fichu printemps, toujours de l'eau! On n'a acheté que des soies noires.

Sa grosse figure rieuse se rembrunissait, il regardait le tas s'élargir par terre, tandis que Hutin répétait plus haut, d'une voix sonore, où perçait le triomphe:

– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt-huit mètres, à six francs cinquante!

Il y en avait encore tout un casier. Favier, les bras rompus, y mettait de la lenteur. Comme il donnait pourtant les dernières pièces à Hutin, il reprit à voix basse:

– Dites donc, j'oubliais… Vous a-t-on raconté que la seconde des confections a eu une toquade pour vous?

Le jeune homme parut très surpris.

– Tiens! comment ça?

– Oui, c'est ce grand serin de Deloche qui nous a fait la confidence… Je me souviens, autrefois, quand elle vous reluquait.

Depuis qu'il était second, Hutin avait lâché les chanteuses de café-concert et affichait des institutrices. Très flatté au fond, il répondit d'un air de mépris:

– Je les aime plus étoffées, mon cher, et puis on ne va pas avec tout le monde, comme le patron.

Il s'interrompit, il cria:

– Poult de soie blanc, trente-cinq mètres, à huit francs soixante-quinze!

– Ah! enfin! murmura Bouthemont soulagé.

Mais une cloche sonnait, c'était la deuxième table, dont Favier faisait partie. Il descendit de l'escabeau, un autre vendeur prit sa place; et il lui fallut enjamber la houle des pièces d'étoffe, qui avait encore monté sur les parquets. Maintenant, dans tous les rayons, des écroulements pareils encombraient le sol; les casiers, les cartons, les armoires se vidaient peu à peu, tandis que les marchandises débordaient de toutes parts, sous les pieds, entre les tables, dans une crue continuelle. Au blanc, on entendait les chutes lourdes des piles de calicot; à la mercerie, c'était un léger cliquetis de boîtes; et des roulements lointains venaient du comptoir des meubles. Toutes les voix donnaient ensemble, des voix aiguës, des voix grasses, les chiffres sifflaient dans l'air, une clameur grésillante battait l'immense nef, la clameur des forêts, en janvier, lorsque le vent souffle dans les branches.