Favier se dégagea enfin et prit l'escalier des réfectoires. Depuis les agrandissements du Bonheur des Dames, ces derniers se trouvaient au quatrième étage, dans les bâtiments neufs. Comme il se hâtait, il rattrapa Deloche et Liénard, montés avant lui; alors, il se rabattit sur Mignot, qui le suivait.
– Diable! dit-il dans le corridor de la cuisine, devant le tableau noir où le menu était inscrit, on voit bien que c'est l'inventaire. Fête complète! Poulet ou émincé de gigot, et artichauts à l'huile!… Leur gigot va remporter une jolie veste!
Mignot ricanait, en murmurant:
– Il y a donc une maladie sur la volaille?
Cependant, Deloche et Liénard avaient pris leurs portions, puis s'en étaient allés. Alors, Favier, penché au guichet, dit à voix haute:
– Poulet.
Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait de s'entailler le doigt, et cela jetait un trouble. Il restait la face à l'ouverture, regardant la cuisine, d'une installation géante, avec son fourneau central, sur lequel deux rails fixés au plafond amenaient par un système de poulies et de chaînes, les colossales marmites que quatre hommes n'auraient pu soulever. Des cuisiniers, tout blancs dans le rouge sombre de la fonte, surveillaient le pot-au-feu du soir, montés sur des échelles de fer, armés d'écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c'étaient, contre le mur, des grils à faire griller des martyrs, des casseroles à fricasser un mouton, un chauffe-assiettes monumental, une vasque de marbre emplie par un continuel filet d'eau. Et l'on apercevait encore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre larges comme des piscines; tandis que, de l'autre côté, à droite, se trouvait un garde-manger, où l'on entrevoyait des viandes rouges, à des crocs d'acier. Une machine à pelurer les pommes de terre fonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites voitures, pleines de salades épluchées, passaient, traînées par des aides, qui allaient les remiser au frais, sous une fontaine.
– Poulet, répéta Favier, pris d'impatience.
Puis, se retournant, il ajouta plus bas:
– Il y en a un qui s'est coupé… C'est dégoûtant, ça coule dans la nourriture.
Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il y avait des rires, des poussées. Et, maintenant, les deux jeunes gens, la tête au guichet, se communiquaient leurs réflexions, devant cette cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles, jusqu'aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il y fallait servir deux mille déjeuners et deux mille dîners, sans compter que le nombre des employés augmentait de semaine en semaine. C'était un gouffre, on y engloutissait en un jour seize hectolitres de pommes de terre, cent vingt livres de beurre, six cents kilogrammes de viande; et, à chaque repas, on devait mettre trois tonneaux en perce, près de sept cents litres coulaient sur le comptoir de la buvette.
– Ah! enfin! murmura Favier, lorsque le cuisinier de service reparut avec une bassine, où il piqua une cuisse pour la lui donner.
– Poulet, dit Mignot derrière lui.
Et tous deux, tenant leurs assiettes, entrèrent dans le réfectoire, après avoir pris leur part de vin à la buvette; pendant que, derrière leur dos, le mot «poulet» tombait sans relâche, régulièrement, et qu'on entendait la fourchette du cuisinier piquer les morceaux, avec un petit bruit rapide et cadencé.
Maintenant, le réfectoire des commis était une immense salle où les cinq cents couverts de chacune des trois séries tenaient à l'aise. Ces couverts se trouvaient alignés sur de longues tables d'acajou, placées parallèlement, dans le sens de la largeur; aux deux bouts de la salle, des tables pareilles étaient réservées aux inspecteurs et aux chefs de rayon; et il y avait, dans le milieu, un comptoir pour les suppléments. De grandes fenêtres, à droite et à gauche, éclairaient d'une clarté blanche cette galerie, dont le plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblait bas, écrasé par le développement démesuré des autres dimensions. Sur les murs, peints à l'huile d'une teinte jaune clair, les casiers aux serviettes étaient les seuls ornements. À la suite de ce premier réfectoire, venait celui des garçons de magasin et des cochers, où les repas étaient servis sans régularité, au fur et à mesure des besoins du service.
– Comment! vous aussi, Mignot, vous avez une cuisse, dit Favier, lorsqu'il se fut assis à une des tables, en face de son compagnon.
D'autres commis s'installaient autour d'eux. Il n'y avait pas de nappe, les assiettes rendaient un bruit fêlé sur l'acajou; et tous s'exclamaient, dans ce coin, car le nombre des cuisses était vraiment prodigieux.
– Encore des volailles qui n'ont que des pattes! fit remarquer Mignot.
Ceux qui avaient des morceaux de carcasse se fâchaient. Pourtant, la nourriture s'était beaucoup améliorée, depuis les aménagements nouveaux. Mouret ne traitait plus avec un entrepreneur pour une somme fixe; il dirigeait aussi la cuisine, il en avait fait un service organisé comme un de ses rayons, ayant un chef, des sous-chefs, un inspecteur; et, s'il déboursait davantage, il obtenait plus de travail d'un personnel mieux nourri, calcul d'une humanitairerie pratique qui avait longtemps consterné Bourdoncle.
– Allons, la mienne est tendre tout de même, reprit Mignot. Passez donc le pain!
Le gros pain faisait le tour, et lorsqu'il se fut coupé une tranche le dernier, il replanta le couteau dans la croûte. Des retardataires accouraient à la file, un appétit féroce, doublé par la besogne du matin, soufflait sur les longues tables, d'un bout à l'autre du réfectoire. C'étaient un cliquetis grandissant de fourchettes, des glouglous de bouteilles qu'on vidait, des chocs de verres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq cents mâchoires solides broyant avec énergie. Et les paroles, rares encore, s'étouffaient dans les bouches pleines.
Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvait presque en face de Favier, à quelques places de distance. Tous deux s'étaient lancé un regard de rancune. Des voisins chuchotaient, au courant de leur querelle de la veille. Puis, on avait ri de la malchance de Deloche, toujours affamé, et tombant toujours, par une sorte de destinée maudite, sur le plus mauvais morceau de la table. Cette fois, il venait d'apporter un cou de poulet et un débris de carcasse. Silencieux, il laissait plaisanter, il avalait de grosses bouchées de pain, en épluchant le cou avec l'art infini d'un garçon qui avait le respect de la viande.
– Pourquoi ne réclamez-vous pas? lui dit Baugé.
Mais il haussa les épaules. À quoi bon? ça ne tournait jamais bien. Quand il ne se résignait pas, les choses allaient plus mal.
– Vous savez que les bobinards ont leur club, maintenant, raconta tout d'un coup Mignot. Parfaitement, le Bobin’-Club… Ça se passe chez un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, qui leur loue une salle, le samedi.
Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la table s'égaya. Entre deux morceaux, la voix empâtée, chacun lâchait une phrase, ajoutait un détail; et il n'y avait que les liseurs obstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans un journal. On en tombait d'accord; chaque année, les employés de commerce prenaient un meilleur genre. Près de la moitié, à présent, parlaient l'allemand ou l'anglais. Le chic n'était plus d'aller faire du boucan à Bullier, de rouler les café-concerts pour y siffler les chanteuses laides. Non, on se réunissait une vingtaine, on fondait un cercle.