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– Est-ce qu'ils ont un piano comme les toiliers? demanda Liénard.

– Si le Bobin’-Club a un piano, je crois bien! cria Mignot. Et ils jouent, et ils chantent!… Même il y en a un, le petit Bavoux, qui lit des vers.

La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux; pourtant, il y avait sous les rires une grande considération. Puis, on causa d'une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait un vilain rôle; plusieurs se fâchaient pendant que d'autres s'inquiétaient de l'heure à laquelle on les lâcherait le soir, car ils devaient aller en soirée, dans des familles bourgeoises. Et de tous les points de la salle immense partaient des conversations semblables, au milieu du vacarme croissant de la vaisselle. Pour chasser l'odeur de la nourriture, la buée chaude qui montait des cinq cents couverts débandés, on avait ouvert les fenêtres, dont les stores baissés étaient brûlants du lourd soleil d'août. Des souffles ardents venaient de la rue, des reflets d'or jaunissaient le plafond, baignaient d'une lumière rousse les convives en nage.

– S'il est permis de vous enfermer un dimanche, par un temps pareil! répéta Favier.

Cette réflexion ramena ces messieurs à l'inventaire. L'année était superbe. Et l'on en vint aux appointements, aux augmentations, l'éternel sujet, la question passionnante qui les secouait tous. Il en était chaque fois de même les jours de volaille, une surexcitation se déclarait, le bruit finissait par être insupportable. Quand les garçons apportèrent les artichauts à l'huile, on ne s'entendait plus. L'inspecteur de service avait l'ordre d'être tolérant.

– À propos, cria Favier, vous connaissez l'aventure?

Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait:

– Qui est-ce qui n'aime pas l'artichaut? Je vends mon dessert contre un artichaut.

Personne ne répondit. Tout le monde aimait l'artichaut. Ce déjeuner-là compterait parmi les bons, car on avait vu des pêches pour le dessert.

– Il l'a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à son voisin de droite, en achevant son récit. Comment! vous ne le saviez pas?

La table entière le savait, on était fatigué d'en causer depuis le matin. Et des plaisanteries, toujours les mêmes, passèrent de bouche en bouche. Deloche frémissait, ses yeux finirent par se fixer sur Favier, qui répétait avec insistance:

– S'il ne l'a pas eue, il va l'avoir… Et il n'en aura pas l'étrenne, ah! non, il n'en aura pas l'étrenne.

Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d'un air provocant:

– Ceux qui aiment les os peuvent se la payer pour cent sous.

Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvement irrésistible, venait de lui jeter son dernier verre de vin par la figure, en bégayant:

– Tiens! sale menteur, j'aurais dû t'arroser hier!

Ce fut un esclandre. Quelques gouttes avaient éclaboussé les voisins de Favier, dont les cheveux seuls se trouvaient mouillés légèrement: le vin, lancé d'une main trop rude, était allé tomber de l'autre côté de la table. Mais on se fâchait. Il couchait donc avec, qu'il la défendait ainsi? Quelle brute! il aurait mérité une paire de gifles, pour apprendre à se conduire. Pourtant, les voix baissèrent, on signalait l'approche de l'inspecteur, et c'était inutile de mettre la direction dans la querelle. Favier se contenta de dire:

– S'il m'avait attrapé, vous auriez vu quelle danse!

Puis, cela finit par des moqueries. Lorsque Deloche, encore tremblant, voulut boire pour cacher son trouble, et qu'il saisit d'une main tremblante son verre vide, des rires coururent. Il reposa son verre gauchement, il se mit à sucer les feuilles d'artichaut qu'il avait mangées déjà.

– Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquillement Mignot. Il a soif.

Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient des assiettes propres aux piles qui se dressaient sur la table, de distance en distance: tandis que les garçons promenaient le dessert, des pêches dans des corbeilles. Et tous se tinrent les côtes, lorsque Mignot ajouta:

– Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.

Celui-ci restait immobile. La tête basse, comme sourd, il ne semblait pas entendre les plaisanteries, il éprouvait un regret désespéré de ce qu'il venait de faire. Ces gens avaient raison, à quel titre la défendait-il? on allait croire toutes sortes de vilaines choses, il se serait battu lui-même, de l'avoir ainsi compromise, en voulant l'innocenter. C'était sa chance habituelle, il aurait mieux fait de crever tout de suite, car il ne pouvait même céder à son cœur, sans commettre des bêtises. Des larmes lui montaient aux yeux. N'était-ce pas également sa faute, si le magasin causait de la lettre écrite par le patron? Il les entendait bien ricaner, avec des mots crus sur cette invitation, dont Liénard seul avait reçu la confidence; et il s'accusait, il n'aurait pas dû laisser parler Pauline devant ce dernier, il se rendait responsable de l'indiscrétion commise.

– Pourquoi avez-vous raconté ça? murmura-t-il enfin d'une voix douloureuse. C'est très mal.

– Moi! répondit Liénard, mais je ne l'ai dit qu'à une ou deux personnes, en exigeant le secret… Est-ce qu'on sait comment les choses se répandent!

Lorsque Deloche se décida à boire un verre d'eau, toute la table éclata encore. On finissait, les employés, renversés sur leurs chaises, attendaient le coup de cloche, s'interpellant de loin dans l'abandon du repas. Au grand comptoir central, on avait demandé peu de suppléments, d'autant plus que, ce jour-là, c'était la maison qui payait le café. Les tasses fumaient, des visages en sueur luisaient sous les vapeurs légères, flottantes comme des nuées bleues de cigarettes. Aux fenêtres, les stores tombaient, immobiles, sans un battement. Un d'eux remonta, une nappe de soleil traversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha des voix battait les murs d'un tel bruit, que le coup de cloche ne fut d'abord entendu que des tables voisines de la porte. On se leva, la débandade de la sortie emplit longuement les corridors.

Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots d'esprit qui continuaient. Baugé sortit même avant lui; et Baugé d'habitude quittait la salle le dernier, faisait un détour et rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait au réfectoire des dames: c'était une manœuvre arrêtée entre eux, la seule manière de se voir une minute, durant les heures de travail. Mais, ce jour-là, comme ils se baisaient à pleine bouche, dans un angle du corridor, Denise qui montait également déjeuner, les surprit. Elle marchait d'un pas difficile, à cause de son pied.

– Oh! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne dites rien, n'est-ce pas?

Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblait ainsi qu'un petit garçon. Il murmura:

– C'est qu'ils nous flanqueraient très bien dehors… Notre mariage a beau être annoncé, ils ne comprennent pas qu'on s'embrasse, ces animaux-là!

Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugé se sauvait, lorsque Deloche, qui prenait le plus long, parut à son tour. Il voulut s'excuser, il balbutia des phrases que Denise ne saisit pas d'abord. Puis, comme il reprochait à Pauline d'avoir parlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, la jeune fille eut enfin l'explication des mots qu'on chuchotait derrière elle, depuis le matin. C'était l'histoire de la lettre qui circulait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l'avait secouée, elle se voyait déshabillée par tous les hommes.