– Voyons, si je vous priais… Vous savez dans quelle estime je vous tiens.
Denise garda son attitude respectueuse.
– Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi, et je vous remercie de cette invitation. Mais, je le répète, c'est impossible, mes frères m'attendent ce soir.
Elle s'entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte, et elle sentait bien cependant le magasin entier qui la poussait. Pauline l'avait traitée amicalement de grande sotte, les autres se moqueraient d'elle, si elle refusait l'invitation. Mme Aurélie qui s'en était allée, Marguerite dont elle entendait monter la voix, le dos de Lhomme qu'elle apercevait immobile et discret, tous voulaient sa chute, tous la jetaient au maître. Et le ronflement lointain de l'inventaire, ces millions de marchandises, criés à la volée, remués à bout de bras, étaient comme un vent chaud qui soufflait la passion jusqu'à elle.
Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les paroles de Mouret, qu'il accompagnait du vacarme formidable d'une fortune de roi, gagnée dans les batailles.
– Alors, quand viendrez-vous? demanda-t-il de nouveau. Demain?
Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant son calme, elle balbutia:
– Je ne sais pas… Je ne sais pas…
Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu'elle retira.
– De quoi donc avez-vous peur?
Mais elle relevait déjà la tête, elle le regardait en face, et elle dit, en souriant de son air doux et brave:
– Je n'ai peur de rien, monsieur… On fait seulement ce qu'on veut faire, n'est-ce pas? Moi je ne veux pas, voilà tout!
Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle se retourna et vit la porte se fermer avec lenteur. C'était l'inspecteur Jouve qui prenait sur lui de la tirer. Les portes rentraient dans son service, aucune ne devait rester ouverte. Et il se mit à monter gravement sa faction. Personne ne parut s'apercevoir de cette porte fermée d'un air si simple. Clara seule lâcha un mot cru à l'oreille de Mlle de Fontenailles, qui demeura blême, le visage mort.
Denise, cependant, s'était levée. Mouret lui disait d'une voix basse, et tremblante:
– Écoutez, je vous aime… Vous le savez depuis longtemps, ne jouez pas le jeu cruel de faire l'ignorante avec moi… Et ne craignez rien. Vingt fois, j'ai eu l'envie de vous appeler dans mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n'aurais eu qu'à pousser un verrou. Mais je n'ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parle ici, où chacun peut entrer… Je vous aime, Denise…
Elle était debout, la face blanche, l'écoutant, le regardant toujours en face.
– Dites, pourquoi refusez-vous?… N'avez-vous donc pas de besoins? Vos frères sont une lourde charge. Tout ce que vous me demanderiez, tout ce que vous exigeriez de moi…
D'un mot, elle l'arrêta:
– Merci, je gagne maintenant plus qu'il ne me faut.
– Mais c'est la liberté que je vous offre, c'est une existence de plaisirs et de luxe… Je vous mettrai chez vous, je vous assurerai une petite fortune.
– Non, merci, je m'ennuierais à ne rien faire… Je n'avais pas dix ans que je gagnais ma vie.
Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il n'avait eu qu'à se baisser pour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises; et celle-ci disait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait. Peut-être n'offrait-il pas assez; et il doubla ses offres, et il la pressa davantage.
– Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une défaillance.
Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur:
– Vous ne voyez donc pas que je souffre!… Oui, c'est imbécile, je souffre comme un enfant!
Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. On entendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci de l'inventaire. C'était comme un bruit mourant de triomphe, l'accompagnement se faisait discret, dans cette défaite du maître.
– Si je voulais pourtant! dit-il d'une voix ardente, en lui saisissant les mains.
Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s'en allait.
Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme, l'emplissait d'une lâcheté délicieuse. Mon Dieu! comme elle l'aimait, et quelle douceur elle aurait goûtée à se pendre à son cou, pour rester sur sa poitrine!
– Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir, ou je prendrai des mesures…
Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu'elle ressentait aux poignets lui rendit son courage. D'une secousse, elle se dégagea. Puis, toute droite, l'air grandi dans sa faiblesse:
– Non, laissez-moi… Je ne suis pas une Clara, qu'on lâche le lendemain. Et puis, monsieur, vous aimez une personne, oui, cette dame qui vient ici… Restez avec elle. Moi, je ne partage pas.
La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et que voulait-elle? Jamais les filles ramassées par lui dans les rayons, ne s'étaient inquiétées d'être aimées. Il aurait dû en rire, et cette attitude de fierté tendre achevait de lui bouleverser le cœur.
– Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n'est pas convenable, d'être ainsi ensemble.
Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant comment cacher son angoisse, il rappela Mme Aurélie, s'emporta contre le stock des rotondes, dit qu'il faudrait baisser les prix, et les baisser tant qu'il en resterait une. C'était la règle de la maison, on balayait tout chaque année, on vendait à soixante pour cent de perte, plutôt que de garder un modèle ancien ou une étoffe défraîchie. Justement, Bourdoncle, à la recherche du directeur, l'attendait depuis un instant, arrêté devant la porte close par Jouve, qui lui avait glissé un mot à l'oreille, d'un air grave. Il s'impatientait, sans trouver cependant la hardiesse de déranger le tête-à-tête. Était-ce possible? un jour pareil, avec cette chétive créature! Et, lorsque la porte se rouvrit enfin, Bourdoncle parla des soies de fantaisie, dont le stock allait être énorme. Ce fut un soulagement pour Mouret, qui put crier à l'aise. À quoi songeait Bouthemont? Il s'éloigna, en déclarant qu'il n'admettait pas qu'un acheteur manquât de flair, jusqu'à commettre la bêtise de s'approvisionner au-delà des besoins de la vente.
– Qu'a-t-il? murmura Mme Aurélie, toute remuée par les reproches.
Et ces demoiselles se regardèrent avec surprise. À six heures, l'inventaire était terminé. Le soleil luisait encore, un blond soleil d'été, dont le reflet d'or tombait par les vitrages des halls. Dans l'air alourdi des rues, déjà des familles lasses revenaient de la banlieue, chargées de bouquets, et traînant des enfants. Un à un, les rayons avaient fait silence. On n'entendait plus, au fond des galeries, que les appels attardés de quelques commis vidant une dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes se turent, il ne resta du vacarme de la journée qu'un grand frisson, au-dessus de la débâcle formidable des marchandises. Maintenant, les casiers, les armoires, le cartons, les boîtes, se trouvaient vides: pas un mètre d'étoffe, pas un objet quelconque n'était demeuré à sa place. Les vastes magasins n'offraient que la carcasse de leur aménagement, les menuiseries absolument nettes, comme au jour de l'installation. Cette nudité était la preuve visible du relevé complet et exact de l'inventaire. Et, à terre, s'entassaient seize millions de marchandises, une mer montante qui avait fini par submerger les tables et les comptoirs. Les commis, noyés jusqu'aux épaules, commençaient à replacer chaque article. On espérait avoir terminé vers dix heures.