Comme Mme Aurélie, qui était de la première table, descendait du réfectoire, elle rapporta le chiffre d'affaires réalisées dans l'année, un chiffre que les additions des divers rayons donnaient à l'instant. Le total était de quatre-vingts millions, dix millions de plus que l'année précédente. Il n'y avait eu une baisse que sur les soies de fantaisie.
– Si M. Mouret n'est pas content, je ne sais ce qu'il lui faut, ajouta la première. Tenez! il est là-bas, en haut du grand escalier, l'air furieux.
Ces demoiselles allèrent le voir. Il était seul, debout, le visage sombre, au-dessus des millions écroulés à ses pieds.
– Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vous assez bonne pour me permettre de me retirer? Je ne sers plus à rien, à cause de ma jambe, et comme je dois dîner chez mon oncle, avec mes frères…
Ce fut un étonnement. Elle n'avait donc pas cédé? Mme Aurélie hésita, parut sur le point de lui défendre de sortir, la voix brève et mécontente; pendant que Clara haussait les épaules, pleine d'incrédulité; laissez donc! c'était bien simple, il ne voulait plus d'elle! Quand Pauline apprit ce dénouement, elle se trouvait devant les layettes, avec Deloche. La joie brusque du jeune homme la mit en colère: ça l'avançait à grand-chose, n'est-ce pas? il était peut-être heureux que son amie fût assez sotte pour manquer sa fortune? Et Bourdoncle, qui n'osait aller déranger Mouret, dans son isolement farouche, se promenait au milieu des bruits, désolé lui-même, saisi d'inquiétude.
Cependant, Denise descendit. Comme elle arrivait au bas du petit escalier de gauche, doucement, en s'appuyant à la rampe, elle tomba sur un groupe de vendeurs qui ricanaient. Son nom fut prononcé, elle sentit qu'on parlait encore de son aventure. On ne l'avait pas aperçue.
– Allons donc! des manières! disait Favier. C'est pétri de vice… Oui, je connais quelqu'un qu'elle a voulu prendre de force.
Et il regardait Hutin, qui, pour conserver sa dignité de second, se tenait à quatre pas, sans se mêler aux plaisanteries. Mais il fut si flatté de l'air d'envie dont les autres le considéraient, qu'il daigna murmurer:
– Ce qu'elle m'a embêté, celle-là!
Denise, frappée au cœur, se retint à la rampe. On dut la voir, tous se dispersèrent avec des rires. Il avait raison, elle s'accusait de ses ignorances d'autrefois, quand elle songeait à lui. Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait, maintenant! Un grand trouble l'avait saisie: n'était-ce pas étrange qu'elle eût trouvé tout à l'heure la force de repousser un homme adoré, lorsqu'elle se sentait si faible, jadis, devant ce misérable garçon, dont elle rêvait seulement l'amour? Sa raison et sa vaillance sombraient dans ces contradictions de son être, où elle cessait de lire clairement. Elle se hâta de traverser le hall.
Puis, un instinct lui fit lever la tête, pendant qu'un inspecteur ouvrait la porte, fermée depuis le matin. Et elle aperçut Mouret. Il était toujours en haut de l'escalier, sur le grand palier central, dominant la galerie. Mais il avait oublié l'inventaire, il ne voyait pas son empire, ces magasins crevant de richesses. Tout avait disparu, les victoires bruyantes d'hier, la fortune colossale de demain. D'un regard désespéré, il suivait Denise, et quand elle eut passé la porte, il n'y eut plus rien, la maison devint noire.
XI
Bouthemont, ce jour-là, arriva le premier chez Mme Desforges, au thé de quatre heures. Seule encore dans son grand salon Louis XVI, dont les cuivres et la brocatelle avaient une gaieté claire, celle-ci se leva d'un air d'impatience, en disant:
– Eh bien?
– Eh bien! répondit le jeune homme, quand je lui ai dit que je monterais sans doute vous saluer, il m'a formellement promis de venir.
– Vous lui avez fait entendre que je comptais sur le Baron, aujourd'hui?
– Sans doute… C'est cela qui a paru le décider.
Ils parlaient de Mouret. L'année précédente, ce dernier s'était pris d'une brusque tendresse pour Bouthemont, au point de l'admettre dans ses plaisirs; et même il l'avait introduit chez Henriette, heureux d'avoir un complaisant à demeure, qui égayait un peu une liaison dont il se fatiguait. C'était ainsi que le premier à la soie avait fini par devenir le confident de son patron et de la jolie veuve: il faisait leurs petites commissions, causait de l'un avec l'autre, les raccommodait parfois. Henriette, dans les crises de sa jalousie, s'abandonnait à une intimité dont il restait surpris et embarrassé, car elle perdait ses prudences de femme du monde, mettant son art à sauver les apparences.
Elle s'écria violemment:
– Il fallait l'amener. J'aurais été sûre.
– Dame! dit-il avec un rire bon garçon, ce n'est pas ma faute, s'il s'échappe toujours, à présent… Oh! il m'aime bien quand même. Sans lui, j'aurais du mal là-bas.
En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée, depuis le dernier inventaire. Il avait eu beau prétexter la saison pluvieuse, on ne lui pardonnait pas le stock considérable des soies de fantaisie; et, comme Hutin exploitait l'aventure, le minait auprès des chefs avec un redoublement de rage sournoise, il sentait très bien le sol craquer sous lui. Mouret l'avait condamné, ennuyé sans doute maintenant de ce témoin qui le gênait pour rompre, las d'une familiarité sans bénéfices. Mais, selon son habituelle tactique, il poussait Bourdoncle en avant: c'était Bourdoncle et les autres intéressés qui exigeaient le renvoi, à chaque conseil; tandis que lui résistait, disait-il, défendait son ami énergiquement, au risque des plus gros embarras.
– Enfin, je vais attendre, reprit Mme Desforges. Vous savez que cette fille doit être ici à cinq heures… Je veux les mettre en présence. Il faut que j'aie leur secret.
Et elle revint sur ce plan médité, elle répéta, dans sa fièvre, qu'elle avait fait prier Mme Aurélie de lui envoyer Denise, pour voir un manteau qui allait mal. Quand elle tiendrait la jeune fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyen d'appeler Mouret; et elle agirait ensuite.
Bouthemont, assis en face d'elle, la regardait de ses beaux yeux rieurs, qu'il tâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à la barbe d'un noir d'encre, ce noceur braillard dont le sang chaud de Gascon empourprait la face, songeait que les femmes. du monde n'étaient guère bonnes, et qu'elles lâchaient un joli déballage, quand elles osaient vider leur sac. Certainement, les maîtresses de ses amis, des filles de boutique, ne se permettaient pas de confidences plus complètes.
– Voyons, se hasarda-t-il à dire, qu'est ce que ça peut vous faire, puisque je vous jure qu'il n'y a absolument rien entre eux?
– Justement! cria-t-elle, il l'aime, celle-là… Je me moque des autres, de simples rencontres, des hasards d'un jour!
Elle parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit que Mouret, après les refus de Denise, s'était rejeté sur cette grande rousse à tête de cheval, sans doute par calcul; car il la maintenait au rayon, pour l'afficher, en la comblant de cadeaux. D'ailleurs, depuis près de trois mois, il menait une vie terrible de plaisirs, semant l'argent avec une prodigalité dont on causait: il avait acheté un hôtel à une rouleuse de coulisses, il était mangé par deux ou trois autres coquines à la fois, qui semblaient lutter de caprices coûteux et bêtes.
– C'est la faute de cette créature, répétait Henriette. Je sens qu'il se ruine avec d'autres, parce qu'elle le repousse… Du reste, que m'importe son argent! Je l'aurais mieux aimé pauvre. Vous savez comme je l'aime, vous qui êtes devenu notre ami.