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Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieilles discussions du collège. Vallagnosc, d'une voix molle, se plut alors à étaler la platitude des choses. Il mettait une sorte de fanfaronnade dans l'immobilité et le néant de son existence. Oui, il s'ennuierait le lendemain au ministère, comme il s'y était ennuyé la veille; en trois ans, on l'avait augmenté de six cents francs, il était maintenant à trois mille six, pas même de quoi fumer des cigares propres; ça devenait de plus en plus inepte, et si l'on ne se tuait pas, c'était par simple paresse, pour éviter de se déranger. Mouret lui ayant parlé de son mariage avec Mlle de Boves, il répondit que, malgré l'obstination de la tante à ne pas mourir, l'affaire allait être conclue; du moins, il le pensait, les parents étaient d'accord, lui affectait de n'avoir pas de volonté. Pourquoi vouloir ou ne pas vouloir, puisque jamais ça ne tournait comme on le désirait? Il donna en exemple son futur beau-père, qui comptait trouver en Mme Guibal une blonde indolente, le caprice d'une heure, et que la dame menait à coups de fouet, ainsi qu'un vieux cheval dont on use les dernières forces. Tandis qu'on le croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô, elle achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui à Versailles.

– Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.

– Oh! lui, pour sûr! déclara Vallagnosc. Il n'y a peut-être que le mal qui soit un peu drôle.

Mouret s'était remis. Il songeait à s'échapper; mais il ne voulait pas que son départ eût l'air d'une fuite. Aussi, résolu à prendre une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand salon avec son ami, plaisantant l'un et l'autre. Le baron Hartmann lui demanda si le manteau allait enfin; et, sans se troubler, Mouret répondit qu'il y renonçait pour son compte. Il y eut une exclamation. Pendant que Mme Marty se hâtait de le servir, Mme de Boves accusait les magasins de tenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il put s'asseoir près de Bouthemont, qui n'avait pas bougé. On les oublia, et sur les questions inquiètes de celui-ci, désireux de connaître son sort, il n'attendit pas d'être dans la rue, il lui apprit que ces messieurs du conseil s'étaient décidés à se priver de ses services. Entre chaque phrase, il buvait une cuillerée de thé, tout en protestant de son désespoir. Oh! une querelle dont il se remettait à peine, car il avait quitté la salle hors de lui. Seulement, que faire? il ne pouvait briser avec ces messieurs, pour une simple question de personnel. Bouthemont, très pâle, dut encore le remercier.

– Voilà un manteau terrible, fit remarquer Mme Marty. Henriette n'en sort pas.

En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout le monde. Mais, à l'instant même, Mme Desforges reparut.

– Vous y renoncez aussi? cria gaiement Mme de Boves.

– Comment ça?

– Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vous en tirer.

Henriette montra la plus grande surprise.

– M. Mouret a plaisanté. Ce manteau ira parfaitement.

Elle semblait très calme, souriante. Sans doute elle avait baigné ses paupières, car elles étaient fraîches, sans une rougeur. Tandis que tout son être tressaillait et saignait encore, elle trouvait la force de cacher sa torture, sous le masque de sa bonne grâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu'elle présenta des sandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait bien, remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu sombre qu'elle n'avait pu éteindre au fond de ses yeux. Il devina toute la scène.

– Mon Dieu! chacun son goût, disait Mme de Boves, en acceptant elle aussi un sandwich. Je connais des femmes qui n'achèteraient pas un ruban ailleurs qu'au Louvre. D'autres ne jurent que par le Bon Marché… C'est une question de tempérament sans doute.

– Le Bon Marché est bien province, murmura Mme Marty, et l'on est si bousculé au Louvre! Ces dames étaient retombées sur les grands magasins.

Mouret dut donner son avis, il revint au milieu d'elles, et affecta d'être juste. Une excellente maison que le Bon Marché, solide, respectable; mais le Louvre avait certainement une clientèle plus brillante.

– Enfin, vous préférez le Bonheur des Dames, dit le baron souriant.

– Oui, répondit tranquillement Mouret. Chez nous, on aime les clientes.

Toutes les femmes présentes furent de son avis. C'était bien cela, elles se trouvaient comme en partie fine au Bonheur, elles y sentaient une continuelle caresse de flatterie, une adoration épandue qui retenait les plus honnêtes. L'énorme succès du magasin venait de cette séduction galante.

– À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer une grande liberté d'esprit, et ma protégée, qu'en faites-vous, monsieur Mouret?… Vous savez, Mlle de Fontenailles.

Et, se tournant vers Mme Marty:

– Une marquise, ma chère, une pauvre fille tombée dans la gêne.

– Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour à coudre des cahiers d'échantillons, et je crois que je vais lui faire épouser un de mes garçons de magasin.

– Fi! l'horreur! cria Mme de Boves.

Il la regarda, il reprit de sa voix calme:

– Pourquoi donc, madame? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux pour elle épouser un brave garçon, un gros travailleur, que de courir le risque d'être ramassée par des fainéants sur le trottoir?

Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.

– Ne le poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes les vieilles familles de France devraient se mettre à vendre du calicot.

– Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d'entre elles ce serait au moins une fin honorable.

On finit par rire, le paradoxe semblait un peu fort. Lui, continuait à célébrer ce qu'il appelait l'aristocratie du travail. Une faible rougeur avait coloré les joues de Mme de Boves, que sa gêne réduite aux expédients enrageait; tandis que Mme Marty, au contraire, approuvait, prise de remords, en songeant à son pauvre mari. Justement, le domestique introduisit le professeur, qui venait la chercher. Il était plus sec, plus desséché par ses dures besognes, dans sa mince redingote, luisante. Quand il eut remercié Mme Desforges d'avoir parlé pour lui au ministère, il jeta vers Mouret le regard craintif d'un homme qui rencontre le mal dont il mourra. Et il resta saisi d'entendre ce dernier lui adresser la parole.

– N'est-ce pas, monsieur, que le travail mène à tout?

– Le travail et l'épargne, répondit-il avec un léger grelottement de tout son corps. Ajoutez l'épargne, monsieur.

Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil. Les paroles de Mouret sonnaient encore à ses oreilles. Il se leva enfin, il vint dire tout bas à Henriette:

– Vous savez qu'il m'a signifié mon congé, oh! très gentiment… Mais du diable s'il ne s'en repent pas! Je viens de trouver mon enseigne: Aux Quatre Saisons, et je me plante près de l'Opéra!

Elle le regarda, ses yeux s'assombrirent.

– Comptez sur moi, j'en suis… Attendez.

Et elle attira le baron Hartmann dans l'embrasure d'une fenêtre. Sans attendre, elle lui recommanda Bouthemont, le donna comme un gaillard qui allait à son tour révolutionner Paris, en s'établissant à son compte. Quand elle parla d'une commandite pour son nouveau protégé; le baron, bien qu'il ne s'étonnât plus de rien, ne put réprimer un geste d'effarement. C'était le quatrième garçon de génie qu'elle lui confiait, il finissait par se sentir ridicule. Mais il ne refusa pas nettement, l'idée de faire naître une concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez; car il avait déjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsi des concurrences, pour en dégoûter les autres. Puis, l'aventure l'amusait. Il promit d'examiner l'affaire.