– Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henriette à l'oreille de Bouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas… Le baron est à nous.
À ce moment, la vaste pièce s'emplissait de voix. Mouret, toujours debout au milieu de ces dames, avait retrouvé sa bonne grâce: il se défendait gaiement de les ruiner en chiffons, il offrait de démontrer, chiffres en main, qu'il leur faisait économiser trente pour cent sur leurs achats. Le baron Hartmann le regardait, repris d'une admiration fraternelle d'ancien coureur de guilledou. Allons! le duel était fini, Henriette restait par terre, elle ne serait certainement pas la femme qui devait venir. Et il crut revoir le profil modeste de la jeune fille, qu'il avait aperçue en traversant l'antichambre. Elle était là, patiente, seule, redoutable dans sa douceur.
XII
Ce fut le 25 septembre que commencèrent les travaux de la nouvelle façade du Bonheur des Dames. Le baron Hartmann, selon sa promesse, avait enlevé l'affaire, dans la dernière réunion générale du Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à la réalisation de son rêve: cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix-Décembre, était comme l'épanouissement même de sa fortune. Aussi voulut-il fêter la pose de la première pierre. Il en fit une cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs, leur donna le soir du gibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse sur le chantier, le geste victorieux dont il scella la pierre, d'un coup de truelle. Depuis des semaines, il était inquiet, agité d'un tourment nerveux, qu'il ne parvenait pas toujours à cacher; et son triomphe apportait un répit, une distraction dans sa souffrance. Tout l'après-midi, il sembla revenu à sa gaieté d'homme bien portant. Mais, dès le dîner, lorsqu'il traversa le réfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel, il reparut fiévreux, souriant d'un air pénible, les traits tirés par le mal inavoué qui le rongeait. Il était repris.
Le lendemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d'être désagréable à Denise. Elle avait remarqué l'amour transi de Colomban, elle eut l'idée de plaisanter les Baudu. Comme Marguerite taillait son crayon en attendant les clientes, elle lui dit à voix haute:
– Vous savez, mon amoureux d'en face… Il finit par me chagriner dans cette boutique noire, où il n'entre jamais personne.
– Il n'est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doit épouser la fille du patron.
– Tiens! reprit Clara, ce serait drôle de l'enlever alors!… Je vais en faire la blague, parole d'honneur!
Et elle continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Celle-ci lui pardonnait tout; mais l'idée de sa cousine Geneviève mourante, achevée par cette cruauté, la jetait hors d'elle. Justement, une cliente se présentait, et comme Mme Aurélie venait de descendre au sous-sol, elle prit la direction du comptoir, elle appela Clara.
– Mademoiselle Prunaire, vous feriez mieux de vous occuper de cette dame que de causer.
– Je ne causais pas.
– Veuillez vous taire, je vous prie. Et occupez-vous de madame tout de suite.
Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force, sans élever le ton, pas une ne résistait. Elle avait conquis une autorité absolue, par sa douceur même. Un instant, elle se promena en silence, au milieu de ces demoiselles devenues sérieuses. Marguerite s'était remise à tailler son crayon, dont la mine cassait toujours. Elle seule continuait à approuver la seconde de résister à Mouret, hochant la tête, n'avouant pas l'enfant qu'elle avait fait par hasard, mais déclarant que, si l'on se doutait des embarras d'une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.
– Vous vous fâchez? dit une voix derrière Denise.
C'était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène, elle parlait bas, en souriant.
– Mais il le faut bien, répondit de même Denise. Je ne puis venir à bout de mon petit monde.
La lingère haussa les épaules.
– Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vous voudrez.
Elle, ne comprenait toujours pas les refus de son amie.
Depuis la fin d'août, elle avait épousé Baugé, une vraie sottise, disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitait maintenant en sabot, en femme perdue pour le commerce. Sa frayeur était qu'on ne les envoyât un beau matin s'aimer dehors, car ces messieurs de la direction décrétaient l'amour exécrable et mortel à la vente. C'était au point que lorsqu'elle rencontrait Baugé dans les galeries, elle affectait de ne pas le connaître. Justement, elle venait d'avoir une alerte, le père Jouve avait failli la surprendre causant avec son mari, derrière une pile de torchons.
– Tenez! il m'a suivie, ajouta-t-elle, après avoir conté vivement l'aventure à Denise. Le voyez-vous qui me flaire de son grand nez!
Jouve, en effet, sortait des dentelles, correctement cravaté de blanc, le nez à l'affût de quelque faute. Mais, lorsqu'il aperçut Denise, il fit le gros dos et passa d'un air aimable.
– Sauvée! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avez rentré ça dans la gorge… Dites donc, s'il m'arrivait malheur, vous parleriez pour moi? Oui, oui, ne prenez pas votre air étonné, on sait qu'un mot de vous révolutionnerait la maison.
Et elle se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi, troublée de ces allusions amicales. C'était vrai, du reste. Elle avait la sensation vague de sa puissance, aux flatteries qui l'entouraient. Lorsque Mme Aurélie remonta, et qu'elle trouva le rayon tranquille et actif, sous la surveillance de la seconde, elle lui sourit amicalement. Elle lâchait Mouret lui-même, son amabilité grandissait chaque jour pour une personne qui pouvait, un beau matin, ambitionner sa situation de première. Le règne de Denise commençait.
Seul, Bourdoncle ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu'il continuait contre la jeune fille, il y avait d'abord une antipathie de nature. Il la détestait pour sa douceur et son charme. Puis, il la combattait comme une influence néfaste qui mettrait la maison en péril, le jour où Mouret aurait succombé. Les facultés commerciales du patron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cette tendresse inepte: ce qu'on avait gagné par les femmes, s'en irait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il les traitait avec le dédain d'un homme sans passion, dont le métier était de vivre d'elles, et qui avait perdu ses illusions dernières, en les voyant à nu, dans les misères de son trafic. Au lieu de le griser, l'odeur des soixante-dix mille clientes lui donnait d'intolérables migraines: il battait ses maîtresses, dès qu'il rentrait chez lui. Et ce qui l'inquiétait surtout, devant cette petite vendeuse devenue peu à peu si redoutable, c'était qu'il ne croyait point à son désintéressement, à la franchise de ses refus. Pour lui, elle jouait un rôle, le plus habile des rôles; car, si elle s'était livrée le premier jour, Mouret sans doute l'aurait oubliée le lendemain; tandis que, en se refusant, elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou, capable de toutes les sottises. Une rouée, une fille de vice savant, n'aurait pas agi d'une autre façon que cette innocente. Aussi Bourdoncle ne pouvait-il la voir, avec ses yeux clairs, son visage doux, toute son attitude simple, sans être pris maintenant d'une peur véritable, comme s'il avait eu, en face de lui, une mangeuse de chair déguisée, l'énigme sombre de la femme, la mort sous les traits d'une vierge. De quelle manière déjouer la tactique de cette fausse ingénue? Il ne cherchait plus qu'à pénétrer ses artifices, dans l'espoir de les dévoiler au grand jour; certainement, elle commettrait quelque faute, il la surprendrait avec un de ses amants, et elle serait chassée de nouveau, la maison retrouverait enfin son beau fonctionnement de machine bien montée.