– Mademoiselle, dit-il enfin, en tâchant de garder une sévérité froide, il y a des choses que nous ne pouvons tolérer… La bonne conduite est ici de rigueur…
Il s'arrêtait, cherchait les mots, pour ne pas céder à la colère qui lui montait des entrailles. Eh quoi! c'était ce garçon qu'elle aimait, ce misérable vendeur, la risée de son comptoir! c'était le plus humble et le plus gauche de tous qu'elle lui préférait, à lui le maître! car il les avait bien vus, elle abandonnant sa main, lui couvrant cette main de baisers.
– J'ai été très bon pour vous, mademoiselle, continua-t-il, en faisant un nouvel effort. Je ne m'attendais guère à être récompensé de cette façon.
Denise, dès la porte, avait eu les yeux attirés par le portrait de Mme Hédouin; et, malgré son grand trouble, elle en demeurait préoccupée. Chaque fois qu'elle entrait à la direction, son regard se croisait avec celui de cette dame peinte. Elle en avait un peu peur, elle la sentait pourtant très bonne. Cette fois, elle trouvait là comme une protection.
– En effet, monsieur, répondit-elle doucement, j'ai eu tort de m'arrêter à causer, et je vous demande pardon de cette faute… Ce jeune homme est de mon pays…
– Je le chasse! cria Mouret, qui mit toute sa souffrance dans ce cri furieux.
Et, bouleversé, sortant de son rôle de directeur sermonnant une vendeuse coupable d'une infraction au règlement, il se répandit en paroles violentes. N'avait-elle pas de honte? une jeune fille comme elle s'abandonner à un être pareil! et il en vint à des accusations atroces, il lui reprocha Hutin, d'autres encore, dans un tel flot de paroles, qu'elle ne pouvait même se défendre. Mais il allait faire maison nette, il les jetterait dehors à coups de pied. L'explication sévère qu'il s'était promis d'avoir, en suivant Jouve, tombait aux brutalités d'une scène de jalousie.
– Oui, vos amants!… On me le disait bien, et j'étais assez bête pour en douter… Il n'y avait que moi! il n'y avait que moi!
Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches. Elle n'avait pas compris d'abord. Mon Dieu! il la prenait donc pour une malheureuse? À un mot plus dur, elle se dirigea vers la porte, silencieusement. Et, sur un geste qu'il fit pour l'arrêter:
– Laissez, monsieur, je m'en vais… Si vous croyez ce que vous dites, je ne veux pas rester une seconde de plus dans la maison.
Mais il se précipita devant la porte.
– Défendez-vous, au moins!… Dites quelque chose!
Elle restait toute droite, dans un silence glacé. Longtemps, il la pressa de questions, avec une anxiété croissante; et la dignité muette de cette vierge semblait une fois encore le calcul savant d'une femme rompue à la tactique de la passion. Elle n'aurait pu jouer un jeu qui le jetât à ses pieds, plus déchiré de doute, plus désireux d'être convaincu.
– Voyons, vous dites qu'il est de votre pays… Vous vous êtes peut-être rencontrés là-bas… Jurez-moi qu'il ne s'est rien passé entre vous.
Alors, comme elle s'entêtait dans son silence, et qu'elle voulait toujours ouvrir la porte et s'en aller, il acheva de perdre la tête. Il eut une explosion suprême de douleur.
– Mon Dieu! je vous aime, je vous aime… Pourquoi prenez-vous plaisir à me martyriser ainsi? Vous voyez bien que plus rien n'existe, que les gens dont je vous parle ne me touchent que par vous, que c'est vous seule maintenant qui importez dans le monde… Je vous ai crue jalouse et j'ai sacrifié mes plaisirs. On vous a dit que j'avais des maîtresses; eh bien! je n'en ai plus, c'est à peine si je sors. Ne vous ai-je pas préférée, chez cette dame? n'ai-je pas rompu pour être à vous seule? J'attends encore un remerciement, un peu de gratitude… Et, si vous craignez que je retourne chez elle, vous pouvez être tranquille: elle se venge, en aidant un de nos anciens commis à fonder une maison rivale… Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre cœur?
Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier une d'elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, il était prêt à lui pardonner, à s'aveugler, si elle daignait mentir. Et il disait vrai, le dégoût lui venait des filles ramassées dans les coulisses des petits théâtres et dans les restaurants de nuit; il ne voyait plus Clara, il n'avait pas remis les pieds chez Mme Desforges, où Bouthemont régnait maintenant, en attendant l'ouverture des nouveaux magasins: les Quatre Saisons, qui emplissaient déjà les journaux de réclames.
– Dites, dois-je me mettre à genoux, répéta-t-il, la gorge étranglée de larmes contenues.
Elle l'arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher son trouble, profondément remuée par cette passion souffrante.
– Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit-elle enfin. Je vous jure que ces vilaines histoires sont des mensonges… Ce pauvre garçon de tout à l'heure est aussi peu coupable que moi.
Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs qui regardaient droit devant elle.
– C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de vos camarades, puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection… Mais alors pourquoi me repoussez-vous, si vous n'aimez personne?
Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fille.
– Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas? reprit-il d'une voix tremblante. Oh! vous pouvez le dire, je n'ai aucun droit sur vos tendresses… Vous aimez quelqu'un.
Elle devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentir qui mettait quand même la vérité sur son visage.
– Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi, vous me faites du chagrin.
À son tour, elle souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à se défendre contre lui? aurait-elle encore à se défendre contre elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient par moments tout courage? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait si ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait; et elle ne retrouvait qu'ensuite, au fond même de sa nature de fille bien portante, la fierté et la raison qui la tenaient debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinct du bonheur qu'elle s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie tranquille, et non pour obéir à l'idée de la vertu. Elle serait tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le cœur séduit, si elle n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain. L'amant lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme à l'approche du mâle.
Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il ne comprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuilleta des papiers qu'il reposa tout de suite, en disant:
– Je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vous garder malgré vous.
– Mais je ne demande pas à m'en aller, répondit-elle en souriant. Si vous me croyez honnête, je reste… On doit toujours croire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en a beaucoup qui le sont, je vous assure.
Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient levés sur le portrait de Mme Hédouin, de cette dame si belle et si sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison. Mouret suivit le regard de la jeune fille, en tressaillant, car il avait cru entendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase à elle, qu'il reconnaissait. Et c'était comme une résurrection, il retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de celle qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce, avare de paroles inutiles. Il en resta frappé, plus triste encore.