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Et, sur la page voisine, ce texte, aux relents sulfureux :

« La seule loi est : Fay ce que voudras. Car chaque homme est une étoile. Mais la plupart ne le savent pas. Les athées les plus endurcis sont eux-mêmes des bâtards du christianisme. Le seul qui a osé dire : « Je suis Dieu » est mort fou, bercé par sa chère Maman armée d’un crucifix. Il s’appelait Friedrich Nietzsche. Les autres, les humanoïdes de notre xxe siècle, ont remplacé Jésus-Christ par Mammon, et les fêtes par les guerres mondiales. Ils ne sont pas peu fiers d’être tombés plus bas que leurs prédécesseurs. Après les sublimes avortons, les sordides avortons. Après le règne de l’humain trop humain, la dictature de l’infrahumain… »

— Il n’est pas mort, Ben, il n’est pas mort, il s’est réincarné !

Ça y est, on est parti.

— Calme-toi, ma petite chérie, il est tout ce qu’il y a de plus mort, trucidé dans un photomaton.

Non, il s’est une fois de plus effacé derrière les apparences de la mort, pour mieux resurgir ailleurs et continuer son œuvre.

(La photo aux éclairs de chair morte me traverse la tête : « son œuvre » ! Je sens que je vais m’énerver.)

— Ben, regarde, il se faisait appeler « Léonard » !

Ici, son sang, sa voix, se retirent derrière une peur toute pâle. Le journal lui échappe des mains, comme dans un film, et elle répète :

— Léonard…

Julius tire la langue.

— Oui, il s’appelait Léonard, et alors ?

Ça y est, je m’énerve.

— Et alors, c’est le nom qu’on donnait au Diable par les nuits de sabbat. Le Diable, Ben ! Mammon ! Lucifer !

Ça y est, je suis hors de moi.

Je me lève posément, le livre de Crowley à la main, c’est un machin recouvert de maroquin vert frappé d’un signe d’or, genre bibliothèque de l’en-deçà (j’ai laissé Thérèse en empiler des tonnes sur ses étagères — « éducateur », tu parles !), je le déchire sans un mot et envoie valser les deux moitiés à travers l’appartement. Sur quoi, je prends ma pauvre Thérèse de frangine par les épaules, la secoue doucement d’abord, puis de plus en plus violemment, lui explique posément d’abord, puis de plus en plus hystériquement, que j’en ai ma dose de ses conneries astro-prévisionnelles et de ses sataneries de bazar, que je ne veux plus jamais l’en entendre parler, que c’est un exemple déplorable pour le Petit (« déplorable », oui, j’ai dit « déplorable »), que je lui flanquerai la rouste de sa vie si elle remettait ça une seule fois, une seule fois, tu m’entends bougre de conne !

Et, comme si ça ne suffisait pas, je me rue sur sa bibliothèque, balayant tout des deux mains : bouquins, grigris et statuettes de tous poils passent en sifflant au-dessus de Julius et finissent en explosion de plâtre polychrome contre les murs de la boutique, jusqu’à ce que la Yemanja des travelots elle-même rende son âme bahianaise aux pieds de Thérèse pétrifiée.

Puis je me retrouve dehors, avec mon chien. Dehors, dans la rue. Je marche comme un perdu vers l’école du Petit. Désir insensé de prendre le Petit dans mes bras, lui et ses lunettes roses, de lui raconter le plus joli conte du monde (malheur nulle part, ni au début ni à la fin) et je cherche en marchant (douceur partout, cueillie sans angoisse), et je ne trouve pas, putain de littérature de merde, réalisme à tous les étages, mort, nuit, ogres, fées putrides ! Les passants se retournent sur le dingue à tête bosselée accompagné du chien qui tire la langue. Mais ils n’en connaissent pas plus que moi, des contes idéaux, les passants ! Et ils s’en tapent ! Et ils rient du rire carnassier de l’ignorance, le rire féroce du mouton aux mille dents !

Et tout à coup la rage tombe. C’est qu’une toute petite chose ronde, louchant derrière ses lunettes roses, vient de me sauter dans les bras.

— Ben ! Ben ! La maîtresse, elle nous a appris une poésie très jolie !

(Enfin ! De l’air ! Vive la maîtresse !)

— Tu me la récites ?

Le Petit noue ses bras autour de mon cou, et me récite la poésie très jolie, comme récitent tous les petits, à la façon des pêcheurs de perles, sans respirer une seule fois.

Il était un petit navire Où Ugolin mena ses fils, Sous prétexte, le vieux vampire ! De les fair’ voyager gratis.
Au bout de cinq à six semaines, Les vivres vinrent à manquer, Il dit : « vous mettez pas en peine ; Mes fils m’ont jamais dégoûté ! »
On tira z’à la courte paille, Formalité ! Raffinement ! Car cet homme, il n’avait d’entrailles Qu’pour en calmer les tiraill’ments.
Et donc, stoïque et légendaire, Ugolin mangea ses enfants, Afin d‘leur conserver un père… Oh ! quand j’y song’ mon cœur se fend.
Jules Laforgue.

Bon. Ça va. J’ai compris. Suffit pour aujourd’hui. Au pieu.

Et l’autre petit ravi qui me sourit, derrière ses lunettes roses.

Qui me sourit.

Derrière ses lunettes roses.

L’autre ravi.

Les enfants sont des cons. Comme les anges.

Je me mets au lit avec un quarante bien tassé. Black-out total. Interdiction à quiconque de venir me voir. Même Julius. Comme Clara insiste, je lui enjoins sèchement de consoler plutôt Thérèse.

— Thérèse ? Qu’est-ce qu’elle a ? Elle va très bien !

(Voilà. Ne jamais s’exagérer le mal qu’on peut faire aux autres. Leur laisser ce plaisir.)

— Clara ? Dis à ta sœur que je ne veux plus entendre parler de sa magie. Sauf si elle l’utilise pour me donner le prochain tiercé. Dans l’ordre !

Et c’est l’heure fiévreuse de l’autocritique. Qu’est-ce qui te prend, toi ? Tu laisses ton plus jeune frère dresser une cartographie détaillée de l’underground homo, l’autre saborde ses études, parle comme un charretier, et tu t’en fous ; tu pousses ton angélique frangine à photographier le pire du pire au lieu de préparer son bac, celle qui fricote avec les astres reçoit ta bénédiction depuis des années, tu n’es même pas fichu de donner un conseil à Louna, et voilà que tu t’offres tout à coup la grande crise morale du siècle, avec profil d’inquisiteur, massacre d’idoles et excommunication de l’humanité tout entière ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ?

Je sais ce que c’est. Je sais ce qui se passe. Une photo est entrée dans ma vie. Le méchant conte est devenu principe de réalité.

Les Ogres Noël…

C’est à la seconde où je fais cette importante découverte que s’ouvre la porte de ma chambre.

— Eh ?

Tante Julia se tient debout sur le seuil. Un sourire flotte. Je ne me lasserai jamais de décrire ses vêtements. Ce coup-ci, c’est une robe de laine écrue, tout d’une pièce, qui croise sur la plénitude de ses seins. Lourd sur lourd. Chaud sur chaud. Et cette densité si souple…

— Je peux ?

Elle se retrouve assise à mon chevet avant que j’aie pu donner mon avis.

— Bravo ! Ils t’ont bien arrangé, tes petits collègues !

Je sens ma Clara derrière cette présence, (« va donc voir là-haut si Benjamin ne meurt pas. »)