Je passe donc une partie de la nuit avec le vieux Stojil. Mais pas question de pousser le bois. Trop besoin qu’il me parle.
— D’accord, mon petit, comme tu voudras.
La main sur mon épaule, il entreprend de me faire faire la visite complète du Magasin. Il m’entraîne d’étage en étage, et, de sa belle voix souterraine, il me parle du moindre objet (cocotte-minute, cassoulet en boîte, nuisettes, escalators, pléiades, luminaires, fleurs de tissus, tapis persans) sur le mode historico-mystique, comme s’il s’agissait d’un monumental condensé de civilisation visité par deux Martiens perclus de sagesse.
Suite de quoi, nous plaçons nos pièces sur l’échiquier. Pas pu résister. Mais ce sera une partie pour rire, une partie bavarde, où Stojil poursuivra son monologue de basse lointaine et inspirée. Jusqu’à ce qu’on en vienne (Dieu sait par quel chemin) à l’évocation de Kolia, le jeune tueur d’Allemands, celui qui est devenu fou à la fin de la guerre.
— Comme je te l’ai déjà dit, il avait vraiment mis au point trente-six mille façons de tuer. Il y avait le coup de la camarade enceinte et du landau, bien sûr, mais il se glissait aussi dans le lit de certains officiers. (Il n’y avait pas que les S.A., chez les nazis, pour aimer les faces d’ange !) Ou bien, il leur faisait la surprise de l’accident, un échafaudage qui s’effondre, une roue d’auto qui se détache, ce genre de choses. Le plus souvent, la mort, quand elle émanait de lui, prenait un caractère fortuit, accidentel, la faute à pas de chance, comme vous dites, vous autres Français. Deux des officiers avec lesquels il couchait ouvertement (une sorte de Lorenzaccio balkanique, tu vois) sont morts de crises cardiaques. On n’a décelé aucune trace de poison, aucune violence. Du coup, d’autres officiers l’ont protégé des investigations de la Gestapo. Ils le désiraient presque tous, et ce faisant, ils protégeaient leur mort. Ils devaient en avoir vaguement conscience, parce qu’ils le surnommaient en riant : « LEIDENSCHAFTSGEFHAR ».
— Traduction ?
— « Les risques de la passion », très allemand, comme tu vois, très Heidelberg ! Et petit à petit, il est devenu l’incarnation angélique de la mort. Même pour les nôtres, qui le regardaient difficilement en face. Je suppose que cela aussi a contribué à sa folie.
L’incarnation de la mort. Passage éclair de la petite photo dans ma tête, muscles bandés de Léonard, crâne pointu et luisant, jambes de l’enfant mort…, et voilà que je demande :
— Il n’utilisait jamais d’explosif ?
— Des bombes, si, quelquefois. La belle tradition maximaliste.
— Il tuait des innocents, alors ? Des passants…
— Jamais. C’était son obsession. Il avait imaginé un système de bombes directionnelles que les services russes et américains ont perfectionné par la suite.
— Bombe directionnelle ?
— Le principe est simple. Tu fais le maximum de boucan pour le minimum de dégâts. Une explosion très bruyante pour une projection de grenaille dirigée sur un objectif très précis.
— Quel intérêt ?
— Faire croire à un attentat aveugle alors que la victime est choisie. En cas d’enquête, on invoque d’abord le hasard. Ça aurait aussi bien pu être toi ou moi, ou, vu le bruit, une dizaine de personnes. C’était en général les collabos que Kolia éliminait de cette façon-là, des Yougoslaves, qu’il tuait parmi la foule.
Un temps, pendant lequel Stojil revient à la partie. Puis, sur le ton du joueur réfléchi :
— Et si tu veux mon avis, le type qui opère dans le Magasin en ce moment ne s’y prend pas autrement.
25
Admettons. Admettons que notre poseur de bombes ne tue pas au hasard. Les victimes sont choisies. La police égarée croit à un tueur fou. A ses yeux, seule la chance préserve la clientèle du carnage. Une fois, d’ailleurs, deux personnes sont mortes au lieu d’une. Bien. Supposons donc que les flics soient perdus, embarqués sur la piste du dingue qui tue aveuglément. Encore que leurs laboratoires ont bien dû les analyser, ces bombes. Mais bon, mettons qu’ils n’aient abouti à aucune conclusion satisfaisante. Questions : Si le tueur connait ses victimes et s’il les efface les unes après les autres. 1) Pourquoi dans le Magasin exclusivement ? Objection, il peut très bien en éliminer ailleurs et que tu n’en saches rien. D’accord, mais peu probable. Quatre victimes en un même lieu rendent cette hypothèse plutôt fragile. 2) Si le tueur connaît ses victimes et s’il les efface les unes après les autres : elles, non ? Probable. 3) Mais si ces macchabs en puissance se connaissent, pourquoi s’obstinent-ils à venir faire leurs emplettes au Magasin ? Il me semble que j’éviterais plutôt cette poudrière si trois de mes potes s’y étaient fait rectifier. Conclusion : les victimes ne se connaissent pas entre elles, mais le tueur les connaît toutes séparément. (Un gars qui a le chic pour se faire des amis dans tous les milieux.) Soit. Du coup, retour à la première question : pourquoi les flingue-t-il exclusivement dans l’enceinte de ce Magasin ? Pourquoi pas dans leur plumard, à un feu rouge ou chez leur merlan habituel ? Pas de réponse pour le moment à cette question. On passe donc directement à la question numéro 4. Comment se démerde-t-il pour introduire ses pétards dans le Magasin où les flics palpent de jour et rôdent la nuit ? Sans parler de la sentinelle Stojilkovitch. Une réponse ? Pas de réponse. Bien, question numéro 5 : QU’EST-CE QUE JE VIENS FAIRE LA-DEDANS, MOI ? Parce que c’est un fait, j’y suis à chaque fois que ça pète. Et à chaque fois, je m’en sors vivant. Du coup, sueur froide, élimination des questions 1, 2, 3 et retour à l’hypothèse de travail du commissaire Coudrier. Le tueur ne connaît aucune de ses victimes. C’est à moi qu’il en a, et à moi seul. Il veut me mouiller jusqu’à la moelle. Il passe donc son temps à me suivre, et chaque fois que l’occasion se présente, boum ! il fait sauter un de mes voisins. Mais s’il m’en veut au point de me faire plonger dans une affaire aussi énorme, pourquoi ne pas me dynamiter personnellement ? Ça me paraît plus méchant, non ? Et d’ailleurs, dans ce cas, qui c’est, ce type ? Là, gouffre lisse de ma mémoire. Je ne vois pas. Et de nouveau, retour à la question number One : Pourquoi me compromettre exclusivement à l’intérieur du Magasin ? Pourquoi les gens ne s’effondrent-ils pas dans la rue en me croisant, pourquoi n’explosent-ils pas dans le métro, en s’asseyant en face de moi ? Non, c’est lié au Magasin. Mais si tout tient à ma présence au Magasin, il suffirait que je le quitte pour que le jeu de massacre cesse, non ? Du coup, question numéro 6. Pourquoi le commissaire divisionnaire Coudrier me laisse-t-il respirer cet oxygène ? Pour la seule joie de poisser un criminel aussi futé que lui ? Bien possible, ça. C’est un acharné tranquille, Coudrier. Il se sent défié, il relève le défi. D’autant que ce n’est pas de sa peau qu’il s’agit. Une petite partie se joue entre le bon et le méchant au plus haut niveau. Pour l’instant, le méchant mène quatre à zéro.
Voilà le genre de questions que continue de se poser Benjamin Marlowe ou Sherlock Malaussène, ma pomme, en laissant rêveusement glisser son froc à ses pieds. Malgré l’odeur de Julius-Langue-Pendue, on devine encore le parfum de tante Julia dans ma chambre. (« Tu as vraiment le sens de la famille chevillé à l’âme, Benjamin ; tu es amoureux de ta petite sœur Clara depuis sa naissance, mais comme ta morale t’interdit l’inceste, tu fais l’amour avec une autre que tu appelles ta tante. ») Son parfum plane et je souris. (« Que deviendrait le monde si tu cessais de l’expliquer, tante Julia ? ») L’œil de Julius suit les étapes de mon strip-tease solitaire. Il est couché au pied du lit. Il ne m’accueille plus jamais en me rentrant dans le lard. Il ne bondit plus à l’idée de la promenade commune. Il flaire sa soupe avant de se l’envoyer. Il pose sur tout ce qui vit un œil lourd de sagesse. Il a rencontré Dosto dans son voyage en Epilepsie, et Fédor Mikhaïlovitch lui a tout expliqué. Depuis, il nous fait le coup de la maturité, ce vieux Julius. Impression étrange. D’autant plus que sa langue tirée lui dessine vraiment une tête d’enfant définitif. Mais quelle odeur ! Je pourrais peut-être profiter de sa nouvelle sagesse pour lui apprendre à se laver lui-même…