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— Hein, Julius, qu’est-ce que t’en dis ?

Il lève sur moi un œil jambonneux dans lequel je peux lire que la sagesse suprême du chien consiste à ne jamais se laver.

— Comme tu voudras…

Dodo. Journée crevante au bout du compte. Mais qui me réserve pourtant une dernière surprise avant que je ne me glisse dans les toiles. En rabattant mon dessus-de-lit, je découvre une feuille de papier à lettres coincée sous mon oreiller. Allons bon. De quelle nature, la surprise ? Déclaration d’amour ou de guerre ? Je la saisis entre pouce et index, je l’approche de la lampe de chevet et je découvre l’écriture de Thérèse, qui ne m’a pas adressé la parole depuis la sainte tornade. C’est une écriture de sergent-major, parfaitement ourlée, absolument impersonnelle, dont on jurerait qu’elle lui vient d’un instituteur calligraphe de la troisième République. Inquiétude. Puis sourire. Thérèse me fait un signe de paix. Avec une pointe d’humour qui m’étonne de sa part, elle me balance ses pronostics pour le prochain tiercé. Clara m’a donc pris au mot.

« Mon cher Ben, ce sera le 28, le 3, le 11, ou le 7, avec une très forte probabilité sur le 28. Je t’embrasse, Thérèse, ta sœur affectionnée. »

O.K., ma Thérèse. Dès demain, je jouerai ces trois numéros. Si Clara finit par vendre ses photos et si Thérèse nous décroche un loto par an, je vais pouvoir couler une jolie vie de rentier… (Au fond, je n’ai qu’une ambition : rentabiliser la famille. Je ne me dévoue pas, j’investis.)

Voilà. Je m’endors. Mais c’est pour me réveiller aussitôt. La ronde sournoise des questions, insidieuses d’abord, puis de plus en plus précises, rallume mes petites lumières. Conscience parfaitement claire. Je repense à la photographie planquée dans le tiroir de ma table de nuit. Pas sous les auspices de l’horreur, cette fois-ci. Non, j’y repense comme à un indice. Le seul indice. Et que Théo veut cacher à la police. Je ne veux pas doubler Théo, mais il faudra tout de même lui expliquer que nous jouons là un jeu dangereux. Ça va chercher dans les combien, la rétention d’indices ? Obstruction d’enquête, complicité, peut-être ! Théo, Théo, il faut donner cette photo aux flics si tu ne veux pas nous faire plonger. J’aime l’oxyde de carbone et le plomb rampant de cette bonne ville, Théo, je ne veux pas en être privé. Mais alors, pourquoi ai-je gardé cette photo, moi ? Pour qu’il ne risque pas d’ennuis en rentrant chez lui ? Insuffisant. Je l’ai gardée pour l’étudier de plus près. J’y ai flairé quelque chose. Avec mon intuition habituelle. Ma fameuse intuition : celle qui m’a fait diagnostiquer la passion chez miss Hamilton. (Mamma mia…) Je sors donc la photo de son tiroir et je la regarde de très près. Je n’avais pas remarqué que le pied droit de l’enfant était coupé, et dans la main gauche de Léonard ! Et puis, qu’est-ce que ça peut bien être, ce tas, au pied de la table ? Un tas de vêtements ? Pas d’accord, Théo, c’est autre chose. Mais quoi ? Aucune idée. L’ombre du fond, maintenant. Elle paraît, ici et là, hantée par des ombres plus épaisses. Mon Dieu, toute cette obscurité… et cet éclair de chair mutilée !

26

Les mains crispées sur leurs mousquetons, les Mobiles bondirent dans leurs camions blindés. On entendit claquer des portières, puis la longue stridulation d’un sifflet, et les gyrophares hurleurs jaillirent de la gueule des garages. Déjà, les motards ouvraient la route, dressés sur leurs étriers, tendant leurs culs ronds comme des hussards à la charge. Paris s’effaçait devant eux. Les voitures affolées grimpaient sur les trottoirs et les passants sautaient sur les bancs. Trois casernes de pompiers lâchèrent leurs monstres rouges dont les chromes hurlaient plus fort que les sirènes.

Il y eut aussi le long cri blanc des ambulances et les sabres des hélicos tranchant l’air saturé de la capitale. La maison toute ronde de la Télévision libéra ses meutes à son tour, camions-labo et voitures bardées d’antennes, bientôt suivies par leurs collègues de la Presse Ecrite dans leurs bagnoles d’entreprise, et par les zozos des radios libres sur leurs Solex personnels. Tout cela convergeait vers le Sud, animé par la plus professionnelle des excitations. Place d’Italie, un fourgon surgissant du Boulevard de l’Hôpital s’offrit une autopompe jaillie des Gobelins. Bleu contre rouge, il n’y eut pas de vainqueur, mais un nombre égal de casques sur l’asphalte. Une ambulance fit le ménage et retourna d’où elle venait.

Autoroute du Sud : le convoi hurleur créait une sorte d’aspiration où s’engouffrait l’armada des curieux, la foule immense et bien portante des soiffards de sang, qui se mirent eux-mêmes à klaxonner comme s’il s’agissait d’un mariage. Il y avait dix-sept kilomètres à franchir, ce fut l’affaire d’une respiration, d’un clignement d’œil. Pas le temps de se demander où on allait qu’on y était déjà, tant l’urgence tendait l’air. SAVIGNY-SUR-ORGE. C’était là que ça se passait. Plus précisément dans cette jolie maison couverte de roses, au bord de l’Yvette. Volets clos, grand vide tout autour, parfum de mort. Silence de l’attente. De ces silences où se faufile l’ombre des tireurs d’élite, ici planqués derrière une voiture, là sur un vieux toit de tuiles, ailleurs derrière la bâche d’un camion, tous reliés au chef par walkie-talkie, le doigt sur la détente de leurs fusils à lunette, pas exactement des hommes, rien d’autre que des regards et des balles. Le commentateur de la télé, qui jusque-là s’était offert un rythme de foot, murmurait à présent, murmurait dans un souffle que c’était là, à l’intérieur de cette jolie maison aux balconnets fleuris que se retranchait le tueur du Magasin, qui avait, semble-t-il, pris son vieux père en otage. La maison était bourrée d’explosifs, de quoi faire sauter le village tout entier, et l’on avait vidé le quartier sur trois cents mètres à la ronde.

Silence dans le Magasin où l’image de la jolie maison se greffa sur la vibration colorée d’une bonne centaine d’écrans. Employés et clients, debout, muets, l’œil fixe, étaient tous rassemblés là, dans la salle d’exposition des téléviseurs. Les quatre murs, tapissés de la même image, leur promettaient un épilogue digne de leur attente. Il était vingt heures et douze minutes, à présent. Tout avait commencé à vingt heures zéro-zéro. La police avait choisi d’opérer en direct, à l’heure du Journal, sur toutes les chaînes, prévenues avant même le début des opérations. C’est que le suspect était soupçonné depuis longtemps. Pourquoi ne pas l’avoir arrêté plus tôt ? se demanda le murmure du commentateur. Il donna lui-même la réponse : accumulation d’indices, jusqu’à ce que le faisceau constitue une présomption de culpabilité suffisante pour donner l’assaut. Maintenant, la résistance du suspect équivalait au plus flagrant des aveux. Sa culpabilité, il l’avait d’ailleurs hurlée à la face du monde avant de se barricader. Il avait promis de faire sauter la maison à la moindre tentative pour l’investir. C’était donc l’attente. L’Attente. Particulièrement pour un homme, un homme seul sur qui reposait toute la responsabilité de l’opération. Et la caméra quitta un instant la façade fleurie de la maisonnette, glissa à travers le no man’s land pour se poser sur lui, l’Homme qui Attendait. C’était un petit homme vêtu de vert sombre. Une veste un peu grande peut-être pour lui, au point qu’on aurait dit plutôt une sorte de redingote. Il portait la Légion d’honneur, et un ventre rond tendait son gilet de soie frappée d’abeilles d’or. Une de ses mains, glissée entre deux boutons du gilet, reposait sur son estomac, agacé sans doute par l’ulcère des responsabilités. L’autre, il la dissimulait derrière son dos, peut-être pour cacher les crispations de ses doigts.