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— Ça colle, Ben, c’est même vachement fort de la part de Pat les Pattes et Jib la Hyène.

Ouf !

— Mais le père ?

Aie !

— Pas plus otage que vous et moi, le père. C’était même à cause de lui que le fils piégeait le Magasin.

— Ah ! bon ?

Brusque sursaut de tous les trois, Thérèse continuant sans broncher son humble tâche de sténotypiste.

— Le père, c’était un inventeur. Il prétendait que les trois firmes principales pour lesquelles travaillait le Magasin lui avaient fauché ses inventions. Ce n’était pas tout à fait faux, mais ce n’était pas vrai non plus.

— Comment ça ?

Jouissance du narrateur…

— Eh ! bien, c’était le genre de type à n’avoir jamais de chance. Il inventait vraiment des tas de trucs formidables (cocotte-minute, stylo-bille, genre…) mais toujours deux ou trois jours après qu’un autre les eut inventés (passé antérieur, Jérémy, et C.O.D. placé avant l’auxiliaire avoir). Alors, une fois, ça va, deux fois à la rigueur, mais toute une vie, il y a de quoi se sentir victime de quelque chose. Il a donc fini par convaincre le fils que les trois firmes le doublaient et le fils a décidé de le venger en piégeant le Magasin. C’est tout.

— Qu’est-ce qu’il faisait, le père, quand Jib la Hyène et Pat les Pattes sont entrés dans la maison ?

— Il écoutait lui aussi leur copain Pelletier à la télé ! Il faut vous dire que le père, il n’avait pas remarqué que son fils avait été si brillant que ça, à l’école. Pour tout dire, même, il n’y avait entre eux que des souvenirs d’engueulades, sur ce sujet-là. Alors, le père écoutait, forcément, il n’en revenait pas, il s’excusait même auprès de son fils. Tant d’années où il s’était montré si injuste ! Il s’excusait en pleurant…

27

On a mis un certain temps à pieuter les petits après ce récit. Le torrent de la fiction avait affolé le grand moulin à questions. Jérémy demanda entre autres comment le « Criminel » (ils adorent ce mot, ils le préfèrent à assassin) s’y était pris pour introduire ses bombes à l’intérieur du Magasin. Là, j’ai été pris de court. C’est Clara qui m’a sauvé la mise en répondant que, pour l’instant, on n’en savait rien, mais que le « criminel » allait être interroge par un tout jeune inspecteur de la P.J., un certain Jérémy Malaussène, qui, paraît-il, avait une idée sur la question. « Je veux », a murmuré Jérémy avec son sourire entendu, et il s’est glissé dans les plumes sans rien demander d’autre.

Quand Julius et moi réintégrons notre chambre, elle est nickel. Jamais été aussi propre depuis des années. On y sent à peine l’odeur de Julius, et plus du tout le parfum de Julia. Clara qui a grimpé sur nos talons, sous prétexte de me cuisiner à propos d’un sonnet de Baudelaire qu’elle ne comprend pas très bien, s’excuse en souriant.

— Il y avait trop longtemps qu’on n’avait pas fait le ménage, Ben, j’ai profité d’un trou dans mes horaires.

Aussitôt, le souvenir de la photo me saute dessus. La nuit dernière, je l’ai abandonnée sur la table de chevet, et ce matin j’ai oublié de la planquer dans le tiroir. Coup d’œil. Bien entendu, elle n’y est plus. Coup d’œil à Clara.

Deux larmes tremblent.

— Je ne l’ai pas fait exprès, Ben.

(Bougre d’abruti. Laisser traîner ça…)

— Ben, excuse-moi, vraiment, je n’ai pas voulu…

Ce ne sont plus deux larmes qui perlent, maintenant, ce sont de gros sanglots qui la secouent, dont je me demande bêtement s’ils sont dus au souvenir de l’horreur ou à la honte de l’indiscrétion.

— Ben, dis-moi quelque chose…

Evidemment. Dire quelque chose.

— Clara…

Voilà. J’ai dit quelque chose. Depuis combien d’années n’ai-je pas pleuré, moi ? (voix de maman : « tu n’as jamais pleuré, Ben, en tout cas, je ne t’ai jamais vu pleurer, même bébé. Tu as déjà pleuré ? » — Non ma petite mère, jamais en dehors du boulot.)

— Ben…

— Ecoute, ma Clarinette, c’est entièrement ma faute. Cette photo devrait être sous les yeux de la police à l’heure qu’il est. C’est Théo qui l’a trouvée. Il pleurait comme toi en me la montrant. Mais il ne voulait pas qu’on arrête le type qui a vengé l’enfant mort… Clara, tu m’écoutes ?

— Ben… je l’ai photographiée.

(Bravo, c’est complet. Evidemment, à partir du moment où elle l’a vue…)

Deux ou trois reniflements encore. Elle sèche ses larmes.

Un jour, je lui ai demandé d’où lui venait (en dehors de sa passion pour la photo proprement dite) cette habitude qu’elle avait prise de photographier le pire quand elle le croisait sur sa route. Elle m’a répondu que c’était comme quand elle était petite et que je mettais dans son assiette quelque chose qu’elle n’aimait pas. « Je ne te disais jamais que c’était mauvais, Ben, mais moins j’aimais ça — les endives par exemple, avec leur amertume — plus je goûtais attentivement. Pour savoir, tu comprends ? Je n’aimais pas davantage après, mais du moment que je savais pourquoi, je pouvais manger sans t’ennuyer avec des caprices. Eh bien, c’est un peu la même chose pour la photographie, je ne saurais pas t’expliquer mieux que ça. »

Et alors, Clara, maintenant que tu l’as photographiée cette photo, tu sais ? Et qu’est-ce que tu peux bien savoir, ma pauvre chérie ?

— Clara, c’est affreux que tu aies vu ça…

— Pas si ça peut servir à quelque chose.

Ici, elle a changé de ton. C’est de nouveau la voix doucement précise.

— J’ai fait quelques agrandissements.

(Dieu de Dieu…)

— Sur certains, j’ai atténue les contrastes, sur d’autres, je les ai forcés.

(C’est ça, causons technique.)

— Il y a trois choses curieuses. Tu veux voir ?

— Bien sûr que je veux voir !

(Je ne vais pas te laisser toute seule dans ce noir et blanc.)

Deux secondes plus tard, une douzaine d’agrandissements sont étalés sur le lit. Morceaux d’ombre, pieds de table, le tas sur le sol, certains clichés de plus en plus blanchis, d’autres de plus en plus noircis. Et, détail remarquable : aucune parcelle des deux corps ne subsiste ! Comme s’ils n’avaient jamais figuré sur cette photo. Totalement escamotés ! D’autant plus frappant que l’œil de Clara semble avoir vraiment tout saisi, en dehors de l’enfant mort et de son assassin. Et voici l’horreur des horreurs effacée par le regard de l’ange. C’est presque sur le ton enjoué d’une devinette que Clara demande :

— D’après toi, le tas, au pied de la table, qu’est-ce que c’est ?

— On s’est posé la même question avec Théo.

— Regarde-bien, ça ne te rappelle rien ?

— Clara, Bon Dieu, qu’est-ce que tu veux que ça me rappelle ?

— Regarde…

Elle sort un feutre rouge de son cartable, et, comme une enfant, suit en s’appliquant la limite où le gros paquet d’ombre qui constitue le tas se fond dans l’obscurité de la pièce proprement dite. Ce faisant, elle dessine une forme. Les pointes et les bosses se trouvent reliées par un contour. Et plus le contour contourne, plus cela, en effet, prend un sens, un sens qui m’est familier. Il y a là un ventre gonflé, une nuque raidie, des oreilles pointues, une gueule béante sur une langue tirée qui fait penser au Guernica de Picasso, l’ébauche d’une patte, la silhouette d’un chien !