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— Julius ?… Julius !

Coup de cymbales dans mon Espace-Temps.

— Qu’est-ce que Julius peut bien foutre sur cette photo ?

— Ce n’est pas Julius, bien sûr, c’est un autre chien, Ben, mais dans le même état que Julius à l’époque de sa paralysie  !

Il y a du Sherlock Holmes cocaïné dans l’excitation de ma petite sœur, maintenant.

— Et alors, Ben, ça amène à une autre constatation !

— Constate, ma chérie, constate.

La scène photographiée s’est déroulée dans le Magasin, à l’endroit même où Julius a piqué sa crise.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Quand Julius est passé devant l’endroit, il a dû flairer quelque chose…

— Tu plaisantes, cette photo a au moins vingt ans !

— Quarante, Ben, elle date des années quarante. On ne massicote plus comme ça depuis les années cinquante ! On pourrait d’ailleurs faire une étude du vieillissement des sels pour confirmation…

Ma parole on m’a transformé ma frangine préférée en laboratoire de police !

— Mais il y a une question…

— Oui ?

— Ce n’est pas la première fois que Julius allait te chercher au Magasin après ta partie d’échecs.

— Non, pourquoi ?

— Comment se fait-il qu’il n’ait piqué sa crise que cette nuit-là ?

Je revois le méchant aux sourcils touffus m’interdire la porte de la cantine et m’ordonner de descendre par l’escalator.

— Parce que d’habitude, nous prenions un autre chemin. C’était la première fois qu’il passait par là.

— Et c’est devant le rayon des jouets que ça s’est passé, non ?

Là, je la regarde comme si elle commençait à me flanquer vraiment la trouille.

— Comment sais-tu ça ? je ne te l’ai jamais dit !

— Regarde.

Nouvelle promenade du feutre rouge sur un agrandissement blanchi. Ça dessine tout seul une forme musculeuse qui s’élève, légèrement de biais jusqu’au plafond. Deux autres traits figurent le repli d’une capuche, puis le moutonnement d’une barbe.

C’est un des pères Noël de stuc qui, depuis plus de cent ans, soutiennent sans mollir les étages du Magasin au-dessus du rayon des jouets.

— Il n’y en a nulle part ailleurs dans le Magasin, Ben.

(Blow-up, la photo qui cause…)

— Clara, c’est tout ?

— Non, Léonard n’était pas seul.

— Il y avait au moins celui qui le photographiait.

— Celui-là et quelques autres.

Trois ou quatre selon le nouveau cheminement du petit feutre rouge dans les profondeurs obscures de la vieille photo. Et peut-être d’autres, hors champ.

— OK ma chérie, ça suffit comme ça. Tu me planques soigneusement tout ça, et dès demain je rends la photo à Théo pour qu’il l’envoie à la police.

28

— Pas question, plutôt crever !

Cela dit en abattant si violemment sa fourchette sur son assiette et en gueulant si fort, malgré le désir de se retenir, que les clients les plus proches sursautent et se retournent.

— Qu’est-ce qui te prend, Théo ? Regarde, tu as cassé ton assiette.

— Ben, n’insiste pas, je ne donnerai jamais cette photo aux flics.

Le céleri rémoulade se répand comme une coulée de plâtre sur la nappe à carreaux rouges.

— Tu sais ce qu’on risque ?

Il essaye de recoller discrètement les deux morceaux de l’assiette. C’est pour le coup qu’entre l’assiette et la nappe, le céleri remplit son office de ciment.

— Toi, tu ne risques rien, tu n’as qu’à foutre en l’air les agrandissements de Clara, c’est tout. Quant à moi…

Rapide coup d’œil :

— Moi, ça me regarde.

Il a laissé fuser ça entre ses dents, dans un murmure féroce, en rangeant la sinistre photographie dans son portefeuille. C’est à mon tour de le regarder avec des points d’interrogation et de lui retourner la question de l’autre soir :

— Théo, tu trempes dans cette histoire de bombes ?

— Si j’en étais, je ne t’aurais pas montré cette photo.

C’est sorti très spontanément, et c’est vrai. S’il y était pour quelque chose, il n’aurait pas cherché à me mouiller en me flanquant un indice sous le nez.

— Tu sais qui c’est ? Tu couvres quelqu’un ?

— Si je savais qui c’est, je le proposerais à l’ordre de la Légion d’honneur ! Bastien, apporte-moi une autre assiette, j’ai pété la mienne !

Bastien, le loufiat local, se penche en rigolant.

— Scène de ménage ?

Des mois qu’il nous prend pour un couple, cet abruti.

— Rengaine tes vannes et rapporte-moi du matériel solide ! Sans céleri rémoulade ! Quel est le Français profond qui a inventé le céleri rémoulade, tu peux me le dire ?

Douché, Bastien éponge en râlant.

— Personne t’oblige à en commander !

— Si, la curiosité ! L’esprit d’expérience ! Il y a des moments, dans la vie, où on veut en croire ses yeux ! Non ?

Tout cela dit avec une insistante méchanceté.

— Non ? Oui ou non ? Un poireau vinaigrette, s’il te plaît !

Vision sur le gros cul de Bastien qui s’éloigne en maugréant.

— Théo, pourquoi refuses-tu d’envoyer cette photo aux flics ?

Il reporte toute sa rogne sur moi, à deux doigts de m’envoyer me faire foutre :

— Tu lis les journaux, quelquefois ?

— Le dernier que j’ai lu c’était celui qui titrait sur la mort de Léonard.

— Eh bien ! t’as eu du pot de le lire, tu as eu un numéro de la première édition. La deuxième a été saisie.

— Saisie ? Pourquoi ?

— La famille du défunt. Atteinte à la vie privée.

Un coup de bigo bien placé et il ne leur a fallu que deux heures pour faire saisir tous les numéros en vente. Suite de quoi ils ont attaqué la direction du canard, assignée en référé, et ils viennent de gagner leur procès ce matin.

— Si vite ?

— Si vite.

Discrète glissade de l’énorme Bastien, le poireau vinaigrette se pose sur la table.

— Et alors, ça ne m’explique pas pourquoi tu veux garder cette photo ?

Regard consterné.

— Tu as du céleri rémoulade dans la tête ou quoi ? Ben, tu réalises le pouvoir de ces salauds de culs propres ? Il leur a suffi d’un coup de téléphone pour faire saisir le quotidien qui avait osé publier les quatre photos de ce fumier en train de prendre son pied ! (Parce que tu l’avais compris, ça, au moins, non ? ce que représentaient ces quatre photomatons ?) Suite de quoi, procès éclair et ils font cracher un maximum au journal. Qu’est-ce qui se passe, maintenant, si j’envoie cette photo aux flics, hein ?

— Ils étouffent l’affaire.

— Consigne venue d’en haut, à la bonne heure, t’es moins ramolli que je le craignais. Et tu veux que je te raconte la suite ?

Il se penche brusquement au-dessus de son assiette, où plonge sa cravate.

— La voilà, la suite : avec cet indice en or entre leurs mains, les flics pigent l’essentiel : le mobile. Jusqu’à présent ils avaient été trimbalés par la thèse du dingue qui tuait au hasard. Maintenant ils savent. Ils savent qu’une bande d’ordures satanicoïdes s’est jadis offert — s’offre peut-être encore ! — des saloperies de messes noires avec sacrifice humain et tout le cortège de tortures que ça suppose sur la personne d’enfants, Monsieur, d’enfants !

Il est maintenant debout devant moi, les poings retournés sur la table, sa cravate se déroulant de son assiette pour grimper jusqu’à son cou comme une corde de fakir, dans la pose même du hurlement de rage, mais il murmure, il murmure, des larmes tremblant à nouveau sur le bord de ses paupières.