— Ta cravate, Théo, regarde ta cravate, assieds-toi…
— Et du même coup, les flics comprennent le reste. Quelqu’un les a repérés, ces salauds de sacrificateurs et quelqu’un les flingue, l’un après l’autre, méthodiquement, et ce quelqu’un les aura tous si les flics ne se magnent pas le cul. Or, ça leur plairait plutôt, aux flics, que le vengeur fasse le vrai boulot à leur place, seulement voilà, c’est une institution, la Police, et elle doit fonctionner, tu comprends ça ? Et puis autre chose, encore, ces fonctionnaires fonctionnant sont aussi des hommes, des mecs comme toi et moi (enfin, pas tout à fait comme moi), avec leur curiosité, leur curiosité, Ben, et ils donneraient dix ans de leur retraite pour en coincer un, un seul de ces mangeurs d’enfants, histoire de voir ce qu’il a dans le ventre, de comprendre ! Et alors, d’après toi, qu’est-ce qui lui arrivera, à celui-là, l’ogre rescapé ?
— Il passera le reste de sa vie au trou.
— Exact.
Il se rassied, dénoue sa cravate qu’il plie soigneusement.
— Exact, un trou si profond que personne n’en saura jamais rien, sans procès, je t’en fous mon billet, au trou, comme ça, direct, parce qu’un tel scandale, Monsieur, il n’est pas question que ça éclabousse des gens qui ont le téléphone aussi efficace que les Léonard.
— Et les familles des enfants ?
Là, il se passe un long moment pendant lequel Théo contemple son poireau vinaigrette comme si c’était le truc le plus difficilement identifiable qu’il ait vu de sa vie. Puis, rêveur :
— D’après toi, Ben, qu’est-ce que c’est qu’un orphelin ?
(… « qu’avait pas d’papa, qu’avait pas d’maman »… ça chantonne sinistre dans ma tête.)
— D’accord, Théo, c’est quelqu’un que personne ne recherche.
— Oui, monsieur.
L’obstination avec laquelle il regarde ce poireau !…
— Oui, Ben. Et un orphelin, c’est la crédulité même. C’est quelqu’un qui n’a qu’une envie : trouver quelqu’un d’autre, suivre les messieurs qui proposent des bonbons. Or ces messieurs-là en raffolent, justement, des orphelins.
Il y a en lui quelque chose qui fait un effort désespéré pour ne pas en penser plus qu’il ne m’en dit, une fixité de tout son être : l’image de l’homme qui lutte contre les images.
Son couteau tripote le poireau avec circonspection, comme s’il s’agissait d’une chose innommable, récemment morte, ou pas encore vivante.
— Quand je dis « orphelin », je limite le choix. Il faudrait dire « délaissés ». Des gosses délaissés, dont tout le monde se fout, y compris les institutions qui sont censées les abriter, notre joli monde en fournit à la pelle : petits bougnoules rescapés d’un autre massacre, jeunes jaunes à la dérive, fugueurs, fuyards, génération spontanée du bitume, y a qu’à se servir… Je ne donnerai pas cette photo aux flics.
Un temps, où il retourne le poireau sur lui-même, le poireau qui a une densité de noyé.
— Et puis, je vais te dire, les flics ne vont pas tarder à le coincer, notre vengeur. Ils ne sont pas idiots, ils ont des moyens, ils n’ont pas dû marcher longtemps sur la fausse piste du hasard. C’est une course de vitesse. Zorro n’a plus qu’une demi-longueur d’avance, peut-être même pas. Il n’aura sans doute pas le temps de les flinguer tous. Alors, je ne vais pas aider la Police à le coincer. Oh non, pas moi !
Et enfin, après un dernier coup d’œil à la chose pâle qui gît dans son assiette, vert et blanc fondus dans la nacre d’une huile épaisse où stagnent les yeux immobiles du vinaigre…
— Ben, s’il te plaît, tirons-nous, ce poireau a eu ma peau.
29
Ça s’est passé ce matin, juste avant le coup de téléphone de Louna. Je sortais de chez Lehmann, et je venais de faire un détour par la librairie du premier, histoire de vérifier un de ces détails insignifiants en apparence, mais qui font rebondir les enquêtes et économisent les pages.
Je voulais juste demander au vieux M. Risson depuis combien d’années il marnait au Magasin.
— Ça fera quarante-sept ans cette année ! Quarante-sept ans à se battre, monsieur, pour la défense des Belles-Lettres et à ne vendre que le tout-venant. Mais Dieu merci, j’ai toujours pu préserver un rayon Littérature !
Quarante-sept ans de boutique ! Je ne lui ai pas demandé à quel âge il avait commencé. J’ai continué à farfouiller, feuilleter, bref légitimer sa fierté. J’ai fait un petit tour dans la « Mort de Virgile », j’ai glissé sur une édition reliée du « Manuscrit trouvé à Saragosse », et puis, j’ai demandé :
— Combien avez-vous vendu de Gadda, depuis la réédition en poche ?
— L’Affreux pastis de la rue des Merles ? Aucun.
— Eh ! bien vous venez d’en vendre un, j’ai un cadeau à faire.
Sa belle tête blanche a fait une moue d’approbation, genre « juste et sévère ».
— A la bonne heure, ça c’est un livre ! C’est mieux que vos élucubrations sur Aleister Crowley !
— C’était aussi un cadeau, monsieur Risson, tous les goûts sont hors la nature.
— Et il n’y a pas assez de dégoût, si vous voulez mon avis.
Pendant qu’il me faisait mon petit paquet (il semblait avoir l’éternité devant lui), je me suis rapproché du sujet :
— Vous ne prenez jamais de vacances ? Il me semble que je vous ai toujours vu à votre rayon.
— Les vacances, c’est bon pour votre génération trépidante, jeune homme, moi, je fais tout lentement et je ne ferme qu’avec le Magasin.
L’occase était trop bonne, j’ai immédiatement sauté dessus.
— Et combien de fois a-t-il fermé, le Magasin, en quarante-sept ans ?
— Trois fois. Une fois en quarante-deux, une fois en cinquante-quatre, quand on a surélevé le sixième, une fois en soixante-huit, lors de cette pantalonnade.
(Lors de cette « pantalonnade »…)
— Et en quarante-deux, qu’est-ce qui a motivé la fermeture ?
— Changement de direction, de gestion et de mentalité, dirais-je. Le précédent Conseil d’Administration était essentiellement juif, si vous voyez ce que je veux dire. Mais c’était une époque où on savait ce qui revenait de droit aux vrais Français !
(Pardon ?)
— Et combien de temps le Magasin est-il resté fermé ?
— Six bons mois. Ces « messieurs » chicanaient, voyez-vous. Dieu merci, l’Histoire a fini par trancher.
(Si Dieu existe, il te chiera dessus le moment venu, sale con.)
— Six mois à l’abandon ?
— Et dûment gardé par la Milice pour que les rats ne viennent pas vider le bateau.
(Dire que jusqu’ici, je trouvais cette vieille ordure délicieusement sympathique, le grand-père que je n’ai pas eu, et toute cette salade nostalgique…)
Je lui ai pris mon pauvre Gadda des mains, en me promettant de le désinfecter, et j’ai dit :
— Merci infiniment, monsieur Risson, à l’occasion je reviendrai causer avec vous.
— Ce sera avec plaisir, les jeunes gens respectueux se font rares.
C’est dans l’escalier roulant que ça m’a pris. L’épée de feu au travers de la tête. Une douleur totale. Agrémentée d’une vision grotesque surgie de Chester Himes : un grand Noir, courant dans la nuit new-yorkaise, un couteau planté dans la tempe et dont la lame ressort de l’autre côté. Puis la douleur s’est calmée et la surdité est revenue. Plus de brouhaha, plus de musique d’ambiance, plus rien. Mais trop tard. Cette foutue saloperie m’avait laissé entendre le grand-père de mes rêves regretter son bon temps. Bordel de Dieu, comment avec un tel paquet de merde en guise de cerveau cette déjection humaine peut-elle aimer Gadda, Broch, Potocki et se trouver d’accord avec moi sur Aleister Crowley ? Quand donc comprendrai-je quelque chose à quelque chose ? En tout cas, j’avais la date. 1942. Si quelque chose s’était passé dans le Magasin, c’était dans les six mois de cette année-là. Le jour, ou la nuit ? La nuit, à en juger par la photo. La nuit. Dans un magasin gardé par la Milice.