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Pour la première fois, sa voix tremble d’inquiétude.

— Hein, Ben ? Tu me crois, dis ?

Silence. Long silence. Je le regarde. Encore du silence. Et puis des larmes qui roulent de ses yeux aux cils brûlés.

— Et voilà, tu ne me crois pas. J’en étais sûr ! Oh ! Ben, tu sais bien que je ne t’ai jamais menti…

(Yahvé, Jésus, Bouddha, Allah, Lénine, Machin et les autres… qu’est-ce que je vous ai fait ?)

— Si, je te crois, Jérémy, ce sera le dernier chapitre de mon histoire, je le raconterai aux autres ce soir, le coup de la bombe fabriquée dans le Magasin, génial ! ce sera l’épilogue…

31

Je vis je meurs je me brûle et me noie J’ai chaud extrême en endurant froidure La vie m’est et trop molle et trop dure J’ai grands ennuis entremêlés de joie

— Clara, quand tu récites, marque donc les temps. En poésie, les silences jouent le même rôle qu’en musique. Ils sont une respiration, mais ils sont aussi l’ombre des mots, ou leur rayonnement, c’est selon. Sans parler des silences annonciateurs. Il y a toutes sortes de silences, Clara. Par exemple, avant que tu ne te mettes à réciter, tu photographiais le chat blanc sur la tombe de Victor Noir. Suppose que nous nous taisions après que tu auras récité. Sera-ce le même silence ?

— Le « sera-ce », Benjamin, le « sera-ce » ? Je m’interroge…

Elle se moque gentiment, passe son bras sous le mien, nous continuons notre balade dans un Père-Lachaise ensoleillé où Clara vient de me faire remarquer que la quasi-totalité des chats sont noirs ou blancs. A la rigueur noir et blanc. Mais jamais colorés. Moi, je pense à Jérémy, dont on a ressoudé le doigt il y a dix jours et qui rentrera après-demain à la maison. Moi, je pense à Julia qui vient de passer des nuits à me remonter le moral (« mais non, ça n’a rien de monstrueux, Benjamin, l’enfance est expérimentale par nature, c’est très emmerdant, mais ce n’est pas monstrueux, et toi, tu n’y es pour rien, mon pauvre chéri, détends-toi, laisse-toi faire, ne m’accule pas à la théorie… »). Julia dont le parfum me protège encore. Moi, je pense au petit vieux que je n’ai plus revu dans le Magasin, qui doit sentir les regards convergents des deux flics. Et moi je pense à Clara, qui va passer son bac demain et qui ne semble pas avoir compris grand-chose à ce sonnet de Louise Labé.

— Louise Labé, ma chérie, revenons à Louise Labé, récite la deuxième strophe, et tâche de respecter les silences, l’examinateur t’en sera reconnaissant.

Tout à un coup je ris et je larmoie Et en plaisir maint grief tourment j’endure Mon bien s’en va et à jamais il dure Tout en un coup je sèche et je verdoie

— D’après toi, de quoi parle-t-elle, Clara ? Qu’est-ce que c’est que ce tremblement de tous les nerfs, ce séisme, ces courts-circuits ?

— On dirait qu’elle est inquiète, inquiète et en même temps très sûre d’elle-même.

— Inquiétude et certitude, oui, tu y es presque, récite le vers suivant, rien que le suivant.

Ainsi Amour inconstamment me mène.

— L’Amour, ma Clarinette, c’est l’Amour qui nous met dans cet état, regarde ta sœur, par exemple.

Ici, elle s’arrête pile au milieu de l’allée, et me photographie.

— C’est toi que je regarde !

Puis :

— Qui était-elle, au juste, Louise ? Je veux dire par rapport aux autres de son époque, les Ronsard, les Du Bellay ?

— Elle était l’être le plus accompli de la Renaissance, la poésie la plus subtile et la barbarie musculaire la plus radicale. Elle maniait l’épée et se déguisait en homme pour participer à des tournois. Elle est même montée à l’assaut des murailles, au siège de Perpignan. Après quoi, elle taillait sa plume d’oie le plus fin possible pour écrire ça, qui enfonce toute la poésie de son temps.

— Il y a des portraits d’elle ? Elle était belle ?

— On l’appelait la Belle Cordière.

Ainsi se poursuit notre promenade, Clara photographiant, moi disséquant pour elle le sonnet sublime, elle me jetant des regards éblouis, et moi pensant, comme le Cassidy de Crosby, que si j’étais prof j’aimerais ce métier pour toutes sortes de mauvaises raisons, dont mon goût immodéré pour cette admiration naïve.

Après la tombe de Victor Noir c’est au tour du mausolée d’Oscar Wilde d’être bombardé. Théo en veut un agrandissement pour sa chambre à coucher.

Foi de Clara, il l’aura.

Une fois Oscar Wilde mis en boîte, fin de la promenade, il est temps d’aller chercher le Petit à l’école. Dernière vision sur le chemin du retour : trois ou quatre vieilles marmonnant de sombres incantations sur la tombe d’Allan Kardek. (De quelles voisines veulent-elles le bien ?) Comme Clara s’apprête à les immortaliser, l’une d’elles se retourne et nous fait signe de nous tirer. Elle accompagne son geste griffu d’un sifflement de chat.

C’est à cette seconde précise qu’explose la quatrième bombe du Magasin.

La quatrième bombe…

Pendant mon jour de repos !

C’est une bombe tout ce qu’il y a d’artisanal : une charge de poudre à fusil comprimée dans une boîte à mèche + une petite bouteille de gaz (genre camping) +…, etc. actionnée à distance par un système de mise à feu emprunté à un boîtier de téléviseur.

Une petite bombe.

Elle truffe de céramique un concessionnaire en meubles sanitaires d’origine allemande, qui pissait paisiblement dans les chiottes de l’exposition suédoise, au dernier étage (de très jolis gogues, vraiment blancs, très résistants — la porte n’a pas sauté — si parfaitement calfeutrés que personne n’a entendu la déflagration — un pet discret, sans plus) qui pissait, donc, le concessionnaire, la victime.

En contemplant une série de vieilles photos qu’il venait de coller aux parois de son pissoir !

« Malheureusement » un père de famille, celui-là. (Nombreuse.) Et plusieurs fois grand-père.

Peut-être même un collectionneur de timbres.

Néanmoins truffé de céramique immaculée. Et de ferraille. Et de chevrotine, aussi.

Et nu.

Nu ?

Comme un ver. De la tête aux pieds. A poil, quoi.

Déshabillé par la bombe ?

Non, par lui-même, avant l’explosion.

— Mais ce que nous aimerions savoir, monsieur Malaussène, c’est ce que faisait votre sœur Thérèse devant ces W.-C. scandinaves, figée comme une statue, jusqu’à ce qu’on en force la porte et qu’on découvre le cadavre. Voilà, c’est ce que nous aimerions savoir.

Moi aussi.

32

— Mais je t’avais prévenu, Ben !

Elle est debout, rigide comme le Destin, entourée de trois flics qui semblent sur le point de donner leur démission. Tout autour, la P.J. déploie une activité de ruche — si on admet que les abeilles tapent à la machine en fumant sèche sur sèche parmi les cadavres de canettes.

Bref, elle se tient debout dans ce bureau miteux, ma Thérèse, toute en coudes et en genoux, trop grande pour son âge, et de la voir là, dans la fumée qui stagne, parmi les mâles qui tournent, ça me fout un choc d’amour.

— Prévenu de quoi, ma toute petite ?

Le sosie de Pat les Pattes la boufferait toute crue s’il n’avait pas peur de se casser les dents. L’autre rêve sans doute de refaire sa vie avec une religieuse au chocolat. Ils sont l’image de l’abattement.