Выбрать главу

— En une heure, on n’a rien pu lui tirer de mieux !

Il y a un troisième poulet que je ne connais pas, un jeune blondinet qui en chialerait presque. « Je ne parlerai qu’à mon frère Benjamin, d’ailleurs, je l’avais prévenu. »

— Mais prévenu de quoi, bordel de merde ? s’était exaspéré, le blondinet.

Et comme il était vraiment très jeune il avait ajouté :

— Tu vas te mettre à table, dis, morue ?

En désespoir de cause, ils ont dû attendre l’arrivée de Caregga, avec le suspect Number One, ma pomme, maintenant debout devant Thérèse, lui souriant fraternellement, pendant que d’autres flics perquisitionnent à la maison, foutent tout en l’air dans l’ex-boutique et dans ma chambre, avec une telle rage de trouver (trouver quoi ?) qu’ils sont bien capables d’ouvrir Julius en deux pour chercher aussi à l’intérieur.

— Prévenu de quoi, ma Thérèse ?

Elle sursaute et me regarde comme si elle se réveillait.

— Je, t’avais dit le 28, le 3, le 11, ou le 7, avec une très forte probabilité sur le 28.

(Ah ! bon, ce n’était donc pas des numéros de chevaux…)

— Je l’ai même mis noir sur blanc, pour le cas où tu aurais une fois de plus contesté mes dires.

(« Contesté mes dires… » ça m’étonnait aussi, cet humour soudain…)

— Qu’est-ce que c’est que ces salades ? Vous essayez de nous endormir ou quoi ?

Le blondinet se donne des airs d’adulte couillu.

Les deux autres attendent. Des portes claquent. On s’interpelle. La P.J. Ma petite Thérèse, nous sommes dans les locaux de la Police Judiciaire.

— Thérèse, veux-tu expliquer à ces messieurs de quoi nous parlons ?

— Tu reconnais que j’avais raison ?

(Ça, c’est ce qu’on appelle un « préalable ».)

— Oui, tu avais raison, Thérèse, je le reconnais.

— En ce cas, je veux bien expliquer à ces messieurs…

Une petite phrase qui suffit à immobiliser le décor. Le blondinet se glisse derrière une machine à écrire. Les oreilles des Quat’zieux grandissent imperceptiblement.

— C’est très simple, messieurs…

Elle debout. Eux assis. Le paysage a changé. Elle est le Maître, ils sont les moujingues qui rament pour piger.

— Très simple, n’importe lequel d’entre vous aurait pu aboutir aux mêmes conclusions. A condition de se donner un peu de mal.

Oui, elle commence comme ça, de sa voix aigre, sur le ton d’un cours à l’Ecole de police : « Exercice d’investigation astrale sur thématique de mort. »

Elle explique, sa longue tête osseuse émergeant des nappes de fumée, respirant ailleurs, comme toujours, elle explique à « ces messieurs » que le thème astral des quatre précédentes victimes indiquait clairement qu’elles devaient mourir de mort violente, le jour même de leur mort, ni la veille ni le lendemain, et en ce lieu géographique précis : le Magasin.

— Et le jour de ma retraite, c’est pour quand ? ironise le blondinet qui joue sans le savoir le rôle de Jérémy.

— Ta gueule Vanini, gronde le sosie de Pat les Pattes en m’empruntant ma partition à moi, on a assez paumé de temps comme ça.

— Oublie-toi et prends sa déposition, n’importe quoi, même une recette de clafoutis, le patron ne va pas tarder à se pointer.

Et Jib la Hyène d’inviter poliment Thérèse à poursuivre.

— Pour ce qui était de la victime potentielle, la cinquième, continue Thérèse, ne connaissant ni son identité ni son âge, il s’agissait pour moi de raisonner non plus à partir des paramètres de sa naissance, mais en me basant au contraire sur un hypothétique point d’arrivée — ce que vous appelez « mort » et qui, bien évidemment, n’est que « passage » — puis, les bases d’un raisonnement déductif solidement établies sur cette plate-forme, tâcher de redescendre le cours du temps, jusqu’à découvrir le point d’émergence du sujet — ce que vous appelez « naissance » mais qui, bien entendu, n’est qu’« incarnation ».

Les Quat’zieux du commissaire Coudrier regardent devant eux comme s’il n’y avait pas de mur, pendant que le blondinet tape comme un dément sur la machine dont le ruban exsangue lâche des lettres pâles comme la mort. Thérèse est lancée.

— Or, compte tenu des dates d’« incarnation » des quatre précédentes victimes, de la nature des transits astraux qui furent le signe de leur « passage » au Magasin — ou, si vous préférez, de leur mort — il m’est apparu que, selon toute probabilité, le 28 de ce mois, et en ce même lieu, la mort violente devait intervenir par le transit de Saturne sur le Saturne radical.

Elle s’est levée tôt, ce matin, Thérèse. Elle a été la première cliente à franchir la porte du Magasin. Elle a frémi d’horreur aux caresses investigatrices d’un agent de police à moitié endormi. Elle a erré dans les allées encore désertes sous l’œil intrigué des vendeuses qui se refusaient à prendre cette silhouette inspirée pour une voleuse en maraude. Puis elle s’est perdue dans la foule, s’immisçant avec elle dans les moindres recoins du Magasin, attendant l’instant où la mort confirmerait ses déductions, mais redoutant aussi la justesse de ses raisonnements, car elle ne souhaitait la mort de personne, la pauvrette, « Ben, tu me crois, dis, tu sais que je ne t’ai jamais menti ! » (oui, exactement la même phrase que celle de Jérémy sur son lit d’hôpital) « je te crois, ma chérie, tu n’as jamais voulu de mal à personne, c’est vrai, continue, on t’écoute… », ne sachant pas où la mort frapperait, mais convaincue par une lumière obscure (le blondinet lève les yeux de sa machine, mais oui, « lumière obscure », c’est bien ce qu’elle a dit) que le moment venu, elle saurait le lieu et la seconde.

Et, « le moment venu », on a trouvé une jeune fille pétrifiée devant la porte close de ces doubles vécés venus du froid. Personne n’avait entendu l’explosion, l’étage étant d’ailleurs pratiquement désert à cette heure creuse de la soirée — dix minutes avant la fermeture des bureaux et le dernier afflux des clients.

C’est le chef de rayon en personne qui a repéré Thérèse. Un grand costaud à la voix fluette. Pensant qu’elle ne savait pas s’y prendre, il a essayé d’ouvrir la porte pour elle. Verrouillée de l’intérieur. Intrigué, il a attendu. Mais la grande bringue muette et tétanisée lui flanquait vaguement la trouille. Il a donc fait appel à la voie hiérarchique. Laquelle voie menait à la police.

Qui a forcé la porte.

Cadavre truffé.

Et petites photos sur les parois ensanglantées.

— Et tu sais, Ben, j’ai trouvé sa date de naissance exacte à la seconde où il est mort : le 19 décembre 1922.

La machine à mitrailler du blondinet s’enraye dans un hoquet de ferraille. Il jette un coup d’œil stupéfait à un passeport ouvert sur son bureau et lit à haute voix :

— Helmut Künz, ressortissant allemand, né à Idar Oberstein, le 19 décembre 1922.

— Je suppose que vous mesurez la gravité de la situation, monsieur Malaussène.

La nuit est avancée, maintenant. Caregga a raccompagné Thérèse à la maison. La P.J. elle-même s’est endormie. Seule, la lampe à rhéostat, dans le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier, indique que la Maison continue à penser. Il est assis derrière son bureau, moi, debout devant lui. Pas d’Elisabeth, pas de petits cafés. Rien que l’« éducateur », face à l’autre « éducateur ».

— Parce que tout cela commence à constituer un fameux réseau de présomptions contre vous.

Léger accroissement de la lumière pour indiquer la gravité du moment. (C’est d’une discrète pression du pied sur une poire ad hoc que le commissaire Coudrier crée ces variations de lumière. Je suppose que chaque flic a son truc à lui.)