— Et mes hommes ne comprendraient pas que je n’en tienne pas compte.
(Thérèse, Thérèse…)
— Je vais résumer la situation, si vous le voulez bien.
(Ce n’est pas que j’y tienne…)
Mais il la résume. En huit points qui tombent dans notre pénombre comme autant de chefs d’accusation.
1) Benjamin Malaussène, Contrôle Technique au Magasin, grande boutique piégée depuis sept mois par un tueur inconnu, se trouve présent sur le lieu de chaque explosion.
2) Quand ce n’est pas lui, c’est sa sœur Thérèse.
3) La dénommée Thérèse Malaussène, mineure, semble avoir prévu le moment et le lieu de la quatrième explosion — détail qui peut intriguer tout fonctionnaire de police rétif à l’astro-logique.
4) Jérémy Malaussène, mineur, itou, a incendié son collège au moyen d’une bombe artisanale dont un des composants chimiques au moins a déjà été utilisé par le tueur du Magasin.
5) La topographie du Magasin semble singulièrement intéresser la famille, si on en juge par le nombre de photographies trouvées dans le cartable de la cadette des sœurs, Clara Malaussène, délicieusement mineure, agrandissements photographiques découverts lors d’une perquisition opérée au domicile de la famille, mandat délivré le…, etc.
6) Le plus mineur de tous les enfants Malaussène rêve depuis des mois d’« ogres Noël », thématique sinistre qui n’est pas sans rapport avec les photographies (non moins sinistres) découvertes sur les lieux de la dernière explosion.
7) La grossesse de la sœur Louna Malaussène, à peine majeure, infirmière, est à l’origine d’une rencontre entre Benjamin Malaussène et le professeur Léonard, victime de la troisième explosion.
8) Le chien de la famille lui-même (âge et race indéterminés) ne semble pas étranger à l’affaire, victime qu’il fut d’une crise nerveuse sur le lieu d’un des meurtres. (L’analyse des photos découvertes dans les wouataires de l’exposition suédoise, révèle, au moins sur l’une d’entre elles, la présence d’un chien atteint d’une affection similaire.)
Nouvel accroissement de lumière. Assis devant moi, le commissaire divisionnaire Coudrier semble le seul homme éclairé dans la nuit parisienne.
— Intéressant, n’est-ce pas, pour une équipe de policiers épuisés, et qui voudraient conclure ?
Silence.
— Mais ce n’est pas tout, monsieur Malaussène. Voudriez-vous jeter un coup d’œil là-dessus ?
Il me tend une enveloppe de papier renforcé, gonflée à craquer, et qui porte l’estampille d’une célèbre maison d’édition parisienne.
— Nous l’avons reçue avant-hier, j’attendais pour vous en parler.
L’enveloppe contient deux à trois cents pages dactylographiées. Le tout est décrété roman, intitulé IMPLOSION, et signé Benjamin MALAUSSÈNE. Un seul coup d’œil me suffit pour reconnaître le récit que je sers aux mômes depuis le début de l’affaire et qui a trouvé sa conclusion il y a quinze jours, avec l’aveu de Jérémy. Ma stupeur est telle que Coudrier croit devoir préciser :
— Nous avons trouvé l’original chez vous.
Il y a le grondement continu de Paris endormi.
Le ululement d’une voiture de police le traverse comme un mauvais rêve. Sur le bureau du commissionnaire Coudrier, la lumière décroît légèrement.
— Comprenez-moi bien, mon garçon…
(« Mon garçon… »)
— Vous ne bénéficiez plus que d’un seul atout : ma conviction intime. Conviction de votre innocence, cela va sans dire. Aucun de mes collaborateurs ne la partage. Les faire enquêter sur d’autres pistes dans ces conditions n’est pas chose facile. Si d’autres faits ne viennent pas étayer d’ici peu ma conviction…
Je les entends tomber l’un après l’autre, ces points de suspension ! Et c’est alors que je craque. Tant pis pour Théo. Tant pis pour le Zorro de service. Je déclare avoir vu un petit vieux à blouse grise faucher deux cartouches au rayon des armes et bourrer de leur poudre l’étui métallique d’une mèche de perceuse.
— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
(Pourquoi, au fait ?)
— Vous auriez peut-être sauvé la vie d’un homme, monsieur Malaussène.
(C’est qu’il y a mon ami Théo, monsieur le Divisionnaire, mon ami Théo et son poireau vinaigrette.)
— Quoi qu’il en soit nous vérifierons.
Cela dit, me semble-t-il, sans grande conviction.
En effet, puisqu’il croit devoir ajouter :
— Brûlez donc quelques cierges si vous voulez qu’on le retrouve…
33
— Mais tu te rends compte ? Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
— Je voulais te faire une surprise, Ben.
— Bravo, c’en est une !
Difficile de décrire le degré de ma rage. Pourquoi faut-il que ce soit Clara, ma Clara qui ait eu l’idée de photocopier ce manuscrit, et de l’envoyer à onze maisons d’édition ? ONZE ! (11 !)
— Tu as tort de te mettre dans des états pareils c’est de très bonne qualité, tu sais, les policiers s’amusaient beaucoup en le lisant.
Etrangler Louna ? Etrangler Louna qui vient d’intervenir de sa voix rêveuse, les doigts croisés sur la demi-sphère de son imminente maternité ? Une seconde, je me pose la question.
— Surtout le portrait que tu fais de Coudrier-Napoléon, ça les faisait vraiment rire.
— Louna, je t’en prie, ferme-la. Laisse Clara s’expliquer.
(Mais qu’est-ce qu’ils ont dans le crâne, les enfants ? Et les ados ? Qu’est-ce qu’ils ont dans le cigare ? Sont-ce seulement ceux de maman qui sont fabriqués sur ce modèle ou sont-ils tous pareils ? Qu’on me renseigne, par pitié, n’importe qui, même un pédagogue, qu’on m’explique !) L’enquête n’est pas close, les flics m’ont à l’œil depuis des mois, Jérémy fout le feu à son bahut, et le lendemain de cette catastrophe, Clara envoie mon récit à onze éditeurs (Clara ! Onze !), mon récit, dont l’épilogue donne la recette de la bombe jérémiesque et le secret de sa fabrication intramuros ! POURQUOI ?)
— C’était pour te consoler, Ben.
(Me consoler…)
— J’ai demandé son avis à Julia, elle était d’accord.
(A la bonne heure, ça ne fait jamais qu’une cinglée de plus dans mon intimité.)
— Et puis, c’est très drôle. Ben, je t’assure, les policiers étaient vraiment morts de rire.
(J’ai remarqué, oui, surtout Coudrier…)
— Alors comment expliques-tu le refus de l’éditeur, Louna ?
Parce que ce matin, sur le plateau du petit déjeuner apporté par Clara, j’ai reçu la première réponse. Un refus aimable, mais ferme. Le signataire reconnaît « l’incontestable fantaisie » du chef-d’œuvre, mais déplore « une structure quelque peu brouillonne » (tu parles !), s’interroge sur « l’opportunité d’une telle publication alors qu’une affaire similaire défraye actuellement la chronique » (moi aussi, je m’interroge) pour conclure que de toute façon, « ce type d’ouvrage n’a pas sa place dans notre programme de publication ».
(Encore heureux…)
— Ça ne veut rien dire, Ben, il reste dix maisons d’édition ! Tu sais bien que ton défaut, c’est de ne jamais croire en ce que tu fais.
Le fauve en moi se fige. Son œil se porte sur le ventre de Louna. Il pense : « Dans une dizaine de jours, j’aurai aussi ces deux-là sur le dos. » Mes babines se retroussent. Mes crocs luisent dangereusement. C’est le moment que choisit Thérèse pour émettre une hypothèse d’une rare pénétration psychologique.