— Est-ce que tu ne serais pas tout simplement vexé par ce refus, Ben ?
(La retraite anticipée pour frère aîné, ça existe ?)
Cela, c’est pour le côté famille. Si maintenant on jette un œil côté boulot, c’est pas triste non plus, comme dirait Jérémy. Plus trace du vieillard à tête de criquet. Plus trace de flics. Je suis seul. Seul dans un champ de mines. Le moindre claquement de porte, un article un peu lourd qui dégringole d’un comptoir, un mot plus haut que l’autre, tout me fait bondir. Même la voix de Miss Hamilton. Au bord de l’évanouissement en permanence. Paranoïa aigue.
Au Bureau des Réclamations, la détresse des clients me tire de vraies larmes, et Lehmann, qui perd un temps fou à me consoler, fait courir le bruit que je me suis mis à picoler.
— C’est vrai ? demande Théo, tu ne préfères pas te farcir le pif ? c’est aussi mauvais pour la santé, mais c’est meilleur pour le moral.
Et Sainclair, compréhensif :
— Vous faites une tâche déprimante, monsieur Malaussène, et pour tout dire, c’est un miracle que vous ayez tenu si longtemps. D’ici peu, nous vous trouverons une autre affectation. Tenez, la surveillance du rez-de-chaussée, cela vous irait ? Nous songeons à nous séparer de M. Cazeneuve.
Pourquoi le vieux Gimini Cricket a-t-il disparu ?
Parce que je l’ai repéré ? Mais il faisait tout pour se faire repérer ! Sans l’accident de Jérémy, j’aurais participé à toutes les phases de son boulot d’artificier. Alors ? Parce qu’il me sentait surveillé par les deux flics de Coudrier ? Et ces deux-là, pourquoi se sont-ils évaporés, eux aussi ? Pourquoi n’ont-ils pas été remplacés par deux autres, couleur de muraille ? Il n’y a plus un seul flic, dans ce magasin. Ni Théo, ni ses petits vieux n’ont été interrogés. Qu’est-ce que c’est que cette solitude ? En vue de quoi ? J’ai besoin d’une bombe. J’ai besoin qu’une bombe pète. J’ai besoin de savoir où, quand, et qui ! J’ai un urgent besoin de mettre la main sur le salaud qui me fait porter le chapeau depuis des mois. J’en ai besoin. Faute de quoi je serai coffré à sa place. Pas de preuves, mais une montagne d’indices et de présomptions. De quoi m’envoyer au trou jusqu’à la majorité des jumeaux de Louna. Et qui les élèvera, ces petits cons ? Jérémy ? Il les initierait aux secrets de la bombe à neutrons ! Maman ? Maman…
— Maman, maman…
C’est dans les douches attenantes à nos vestiaires que Théo me surprend en train de sangloter comme un perdu : « Maman, maman… » hoquetant au-dessus du lavabo, m’inondant le visage d’eau froide et chialant comme un veau : « Maman, maman… » désespoir doublé d’une litanie : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » qui remonte en spirale de ces temps enfouis du catéchisme où maman voulait me donner le Bon Dieu en guise de papa. « Maman, maman, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et Théo qui me console, comme jadis la Yasmina du vieil Amar, Théo que j’ai trahi en balançant son petit vieillard justicier…
— Un de mes vieux, tu dis ?
— Un de tes vieux, Théo, celui qui a une tête de criquet, celui qui maniait les robinets le jour du photomaton, c’était pour ça qu’il voulait t’en éloigner, pour que tu ne risques pas d’être blessé par l’explosion… je l’ai balancé aux flics, Théo, trop de présomptions contre moi…
La main de Théo ferme le robinet, et, puisqu’on est en pleine catéchèse, c’est d’un geste biblique qu’il m’essuie le visage, l’ami Théo. Tout juste si je ne vois pas ma jolie gueule s’imprimer à l’envers sur la serviette-éponge…
— Ce n’est pas si grave, Ben, de toute façon, avec les photos des chiottes suédoises, les flics tenaient déjà le bon bout.
— Comment s’appelle-t-il, ce vieux ?
— Aucune idée. Je ne les nomme pas, moi, je les surnomme.
— Où est-ce qu’il crèche ?
— Va savoir… un foyer quelconque, ou une piaule de bonne.
— Pourquoi a-t-il disparu ?
— D’après toi, pourquoi est-ce qu’on disparaît, à cet âge, Ben ?
— Tu crois qu’il est mort ?
— Ça leur arrive, oui, et ça surprend toujours, avec leurs gueules d’éternité.
— Théo, il ne faut pas qu’il soit mort !
(« Brûlez quelques cierges, si vous voulez qu’on le retrouve »…)
— Il y a une autre hypothèse…
— Oui ?
— Qu’il ait rempli son contrat, Ben, qu’il ait effacé tous les ogres, et qu’il se soit évanoui dans la nature.
34
Pendant plus d’une semaine, Julia, Théo et moi avons fureté dans l’underground du quatrième âge parisien, Théo guidé par ses propres vieillards, Julia par son seul instinct de fouineuse, et moi suivant tour à tour l’un ou l’autre, trop pétrifié pour prendre la moindre initiative, mais trop affolé pour rester loin du théâtre des recherches. Tout y est passé, des succursales les plus désolées de l’Armée du Salut aux clubs de bridge les plus huppés, en passant par une flopée d’associations à buts éminemment lucratifs : dortoirs bondés, chiottes à la turque, soupe transparente, directrices opaques, eau stagnante à tous les étages. Chaque jour rapprochait Théo du suicide et Julia de son prochain article.
— Ben, j’ai découvert quelque chose !
(Coup d’espoir dans mon vieux cœur.)
— Quoi, Julia, quoi ?
— Le trafic de drogue du siècle. Tous ces petits vieux sont la proie des dealers !
(Je m’en fous, Julia, je m’en tape, trouve-moi mon vieux, à moi, laisse un peu tomber le métier, bon sang !)
— Ils se shootent comme des perdus, Ben. Faut les comprendre, ils ont tout à oublier, même l’avenir, et quand ils ne veulent pas oublier, c’est qu’ils veulent se souvenir : double dose !
Elle était complètement allumée, et je savais par expérience que rien au monde ne pourrait éteindre cet incendie.
— D’autres que moi l’ont pigé depuis longtemps. J’ai repéré certaines transactions… Crois-moi, le vrai marché des stups, c’est là qu’il se tient !
(Comme si c’était le moment de venir ajouter un sujet de plus à mes inquiétudes…)
— Fais gaffe à toi, Julia, sois prudente.
Mais non, elle était lancée.
— Forcément, avec les toubibs qui ne leur donnent jamais la dose suffisante pour calmer leurs douleurs…
(Julia, par pitié, occupe-toi de moi. MOI D’ABORD, Julia !)
— Et tout ça avec la bénédiction des autorités, parce qu’un vieux qui clabote d’une overdose, c’est jamais qu’une ruine qui s’effondre.
Petit à petit, Théo s’est mis à recruter pour le Magasin, Julia à creuser pour son article, et je me suis retrouvé seul avec mon problème. Seul avec la petite phrase de Théo dans ma tête vide : « à moins qu’il ait rempli son contrat, Ben, et qu’il se soit évanoui dans la nature »…
Non, Gimini Cricket n’avait pas rempli son contrat. Il lui restait encore un ogre à exécuter. Le sixième. Le dernier. C’est lui-même qui me l’a dit. Hier soir. En venant s’asseoir sur la moleskine d’un métro nocturne, là, juste en face de moi, tout naturellement, alors que je désespérais de le retrouver jamais. Mon tout petit vieux à tête de criquet.
Je passe sur la surprise pour entrer direct dans le dialogue.
— Le dernier ?
— Oui, jeune homme, ils étaient six. Six qui se faisaient appeler « La Chapelle des 111 ».
— Pourquoi des cent onze ?
— Parce que 111 que multiplient 6 font 666 qui est le chiffre de la Bête, 111 devant être le nombre des victimes immolées.
Il a eu un sourire où perçait une sorte d’indulgence.