Выбрать главу

— Pas question !

— Alors rien n’aura lieu et vous serez toujours le suspect favori de mes hommes.

Compris. Je lui demande encore :

— Vous avez une idée sur l’identité de la dernière victime, ce pourvoyeur d’enfants ?

— Pas la moindre. Et vous ?

— Il a juste dit que cela me surprendrait.

— Soit. Attendons la surprise.

Julius m’attendait au pied de mon lit. Julius qui avait eu plus de pif que moi, dans toute cette affaire. Julius qui avait répondu à toutes les questions. Julius auquel je n’avais pas encore donné son bain. J’ai caressé sa tête pensante, et j’ai laissé tomber la mienne de très haut sur mon oreiller. Elle y a rencontré la gifle froide d’une revue à couverture glacée.

C’était le numéro d’Actuel.

Celui qui racontait la vie du Saint. Enfin paru !

J’ai ouvert aux pages qui me concernaient, et pour tout dire, j’ai éprouvé un sentiment plutôt mitigé. Si jamais mon vieux Zorro à Légion d’honneur lisait ça, il lui faudrait réviser mes saintes mensurations.

D’un autre côté, jubilation intense en imaginant la gueule de Sainclair. Et joie totale à l’idée d’être viré, enfin débarrassé de ce boulot purulent. Parce que, enquête ou pas, il allait bien être obligé de me virer, Sainclair, maintenant !

Pour la première fois depuis longtemps (et malgré la perspective du jeudi suivant) je me suis endormi comme un homme promis au bonheur.

35

— Vous avez des enfants, Malaussène ?

Pas un trait de son visage ne bronche. Il m’a reçu dans son bureau, comme la dernière fois. Mais il ne me propose pas de whisky, ni de cigare. Pas même un siège Et ce coup-ci, il ne se félicite de rien, Sainclair. Il demande juste :

— Vous avez des enfants ?

— Je ne sais pas.

— Vous auriez intérêt à vous renseigner, parce que je vais vous foutre au cul un procès que vous allez perdre et qui vous ruinera jusqu’à la septième génération. Il serait honnête de prévenir les héritiers éventuels.

Le numéro d’Actuel est ouvert, devant ses yeux, mais c’est moi qu’il regarde.

— Que vous crachiez dans la soupe est une chose somme toute courante. De toute façon, cela vous aurait coûté cher. Mais après avoir vidé votre gamelle…

Il se livre à un rapide calcul mental…

— Ce sera hors de prix, monsieur Malaussène.

Le sourire que je voulais effacer revient sur son visage avec l’élastique aisance de la fameuse adaptation. Celle qui fera toujours défaut au foutu saint que je suis.

— Parce que vous avez signé un contrat, figurez-vous, un contrat qui définit clairement le rôle du Contrôle Technique. Et, le moment venu, vous trouverez en face de vous 855 employés qui affirmeront tous — avec la meilleure foi du monde — que vous n’avez jamais rempli correctement votre tâche, que vous préfériez vous en tenir à ce rôle abject de martyr, né de votre propre cervelle malade, et que si la maison a commis une seule faute, c’est celle de vous avoir conservé dans ses rangs.

Un temps.

— Depuis trois ans que j’ai pris la direction du Magasin, monsieur Malaussène, aucun employé n’a été licencié.

Il répète, dans un épanouissement du même sourire :

— Aucun.

(C’est pourtant vrai, qu’il n’a qu’un seul sourire.)

— Voilà pourquoi nous vous gardions parmi nous.

Et, dans sa voix, maintenant, autre chose. Qui fait toute la force des Sainclair du monde entier : il y croit. Il croit dur comme fer à la version qu’il vient de mettre sur pied. Elle n’est pas sa vérité, elle est la vérité. Celle qui fait tinter la clochette des caisses enregistreuses. La seule.

— Autre chose encore.

(Oui, Sainclair ?)

— A votre place, je raserais les murs, parce que si j’étais un des clients qui ont eu affaire à vous dans les six derniers mois, il me semble que je chercherais à vous retrouver… J’y mettrais le temps qu’il faudrait.

(En effet, je vois un dos se dresser devant moi. Un dos à provoquer des éclipses de soleil : « Te laisse pas bouffer le foie par ces fumiers, petit, attaque ! »)

— C’est tout.

(Quoi, tout ?)

— Vous pouvez vous en aller. Vous êtes viré.

C’est là que je déconne, en murmurant d’un air finaud :

— Mais vous m’avez dit que la police interdisait les mouvements de personnel pendant l’enquête…

Eclat du beau rire directorial :

— Vous plaisantez ! Je vous ai menti, Malaussène, tout simplement, dans l’intérêt de la Maison, s’entend ; vous vous acquittiez parfaitement de votre rôle et je ne voulais pas de votre démission.

(Bien. Bien, bien, bien… Baisé, quoi. Il m’a baisé.)

Et, en me raccompagnant aimablement à la porte :

— D’ailleurs, nous ne vous perdons pas tout à fait : vous nous faisiez économiser beaucoup d’argent, maintenant vous allez nous en rapporter davantage.

Voilà ce que c’est. On se prépare à la jouissance du siècle, et, le moment venu, elle a un goût de Fernet Branca. Sur ce point comme sur quelques autres, Julia a raison : ne jamais investir dans la promesse du plaisir. Tout de suite ou pas du tout. Demandez donc à ceux d’en face qui marnent pour l’avènement de l’Avenir Radieux…

Ainsi philosophé-je en passant sous le dernier regard de Lehmann. Ah ! ce regard d’homme trahi qu’il me lance de sa cage transparente pendant que l’escalator me plonge au plus profond des abysses… Honteux ! Honteux, je suis, alors que je devrais être tout jouasse !

Je suis tellement dans le cirage que je manque me casser la gueule quand l’escalator atteint ce qui ne bouge jamais. Et, quand je reprends mon équilibre (rigolade des petites vendeuses de jouets), c’est pour entendre la voix de miss Hamilton vaporiser, dans un sourire tout neuf :

— M. Cazeneuve est demandé au Bureau des Réclamations.

Les horaires de la vie devraient prévoir un moment, un moment précis de la journée, où l’on pourrait s’apitoyer sur son sort. Un moment spécifique. Un moment qui ne soit occupé ni par le boulot, ni par la bouffe, ni par la digestion, un moment parfaitement libre, une plage déserte où l’on pourrait mesurer pénard l’étendue du désastre. Ces mesures dans l’œil, la journée serait meilleure, l’illusion bannie, le paysage clairement balisé. Mais à penser à notre malheur entre deux coups de fourchette, l’horizon bouché par l’imminente reprise du boulot, on se gourre, on évalue mal, on s’imagine plus mal barré qu’on ne l’est. Quelquefois même, on se suppose heureux !

C’est à quoi je rêvais, allongé sur mon plumard, Julius me prêtant sa chaleur, il y a deux secondes, quand le téléphone a sonné. J’étais bien. J’étais en train d’arpenter l’exacte surface de ma panade, en ruminant le singulier goût de défaite que venait de prendre ma victoire sur Sainclair. J’allais avoir dans l’œil les mesures parfaites de mon jardin de malheur, quand cette putain de sonnerie a brouillé d’un coup tous mes calculs, suscitant le geste le plus nourri d’illusion qui soit : décrocher un téléphone.

— Ben ? Louna est arrivée à terme.

« Arrivée à terme »… il n’y a que Thérèse pour prononcer des formules pareilles. Quand je casserai ma pipe, au lieu d’être bouleversée par ma mort, elle se déclarera « très affectée par le décès de son frère aîné ».

Bon. Louna est « arrivée à terme ». J’ai pris l’adresse toute blanche de la clinique, je me suis laissé dégringoler dans le métro, j’ai saisi la barre, et maintenant j’attends que ça passe. Il y a quelque chose qui palpite en moi, à l’idée de découvrir la bouille toute neuve des jumeaux. (Une pour deux ?) Quelque chose qui se met bientôt à cogner aussi puissamment qu’il y a cinq ans à l’apparition du Petit, et plus loin derrière elle à celle de Jérémy, et plus loin encore à celle de Clara — c’est moi qui l’ai accueillie, celle-là (la sage-femme était bourrée et le toubib s’était tiré avec la caisse) moi qui ai largué sa petite amarre et qui lui ai fait les honneurs de la maison à ma Clara, avec maman en toile de fond, qui répétait déjà : « Tu es un bon fils, Benjamin, tu as toujours été un bon fils… »