Oui, c’est du bonheur que je ressens. Enfin, une sorte. Toutes les mesures que j’avais prises, allongé sur mon lit, sont bel et bien brouillées. Efforçons-nous de penser juste, pourtant. « Louna est arrivée à terme » : pudique optimisme pour désigner ce qui est en fait le début de nouvelles catastrophes. Parce que des jumeaux, ne nous leurrons pas, c’est deux bouches de plus à nourrir, quatre oreilles à distraire, une vingtaine de doigts à surveiller, et des états d’âme en pagaille à éponger, encore et encore ! Tout cela avec le procès de Sainclair qui se profile, la ruine à l’horizon, la prison peut-être, le déshonneur en tout cas, et (à moi, Zola !) la déchéance alcoolisée. Que dalle ! Dès qu’ils auront cinq ans, je les foutrai au turf, les jumeaux ! Voilà ce que je ferai ! Amputations et mendicité ! Et que ça rapporte, hein ! Si vous voulez bouffer autre chose que vos assiettes vides !
Pourquoi la « réalité » s’oppose-t-elle à tous mes projets ? Pourquoi la vie me contrecarre-t-elle ? C’est la question que je me pose, debout au chevet de Louna dans la clinique piaillante et fleurie, l’œil posé sur Laurent qui serre ma sœur dans ses bras « mon amour chéri, mon amour chéri » puis qui s’aplatit le museau contre l’aquarium aseptique, conçu pour protéger les enfants contre la voracité des pères, et qui beugle :
— J’ai trois Louna, trois Louna, Ben ! J’en avais une, j’en ai trois !
(Ce ne sera pas pour le prix d’une, crois-moi !)
Et ça se termine chez Koutoubia, Amar nous servant à tous le couscous aux frais de la maison, comme toujours quand je m’amène porteur d’une naissance.
— J’ai découvert une chose importante, Ben (c’est Laurent qui philosophe avec l’aide autorisée d’un Mascara à 16°) c’est que la réalité est toujours plus supportable que le phantasme, même si elle est pire ! Je voulais pas de môme, j’en ai deux, eh ! bien là n’est pas l’horreur, l’horreur, Ben, c’est d’avoir eu si peur de cette merveille. (Soupirs…) Oh ! Ben, comment ai-je pu faire ça à Louna ? (Sanglots…) Casse-moi la gueule, Ben, je t’en supplie, casse-moi la gueule, fais-le pour ta sœur ! (auto-fustigation, chemise déchirée…)
— Un coup de Mascara ?
— Oui, il est pas mal du tout, cette année.
— Ben ?
La main de Julia s’enroule autour de ma cuisse.
— Clara m’a dit, pour l’histoire du procès, ne t’inquiète pas, Sainclair t’a chambré. S’il y a procès ce sera contre le journal, et si le juge est vraiment très méchant, il nous collera un franc de dommages et intérêts.
— Ancien le franc, pré-gaullien, un micro-franc, précise Théo dont l’œil caresse les fesses de Hadouch.
Une soirée qui ronronne, Clara coupant la viande de Jérémy, Thérèse rivée au scopitone où elle programme inlassablement l’enterrement d’Oum Kalsoum, le Petit initiant Julius au rituel du thé à la menthe, Amar nous annonçant pour la centième fois la proche destruction de son restaurant par l’érection du New Belleville.
— Je suis triste pour toi, Amar.
— Pourquoi ? Le repos est une bonne chose, mon fils.
Et de me raconter à nouveau comme il profitera de la retraite pour soigner ses rhumatismes en s’immergeant dans les sables du sud saharien. (La tête blanche d’Amar, le Sahara autour du cou…)
Et c’est à la fin des fins (Laurent ivre mort endormi dans son assiette, Jérémy et le Petit roulés en boule dans la fourrure de Julius qui les couve, Théo depuis longtemps disparu avec Hadouch, Thérèse métamorphosée en derviche tourneur, la main de Julia annonçant l’imminence de l’assaut final), que Clara, ma Clara annonce la grande nouvelle :
— J’ai une surprise pour toi, Benjamin.
36
La surprise (suis-je bien certain d’aimer encore les surprises ?) a pris la forme d’un télégramme. Le télégramme, émanant d’une prestigieuse maison d’édition (si je ne la cite pas, c’est pour qu’elles s’entre-dévorent…) est rédigé en ces termes, d’une concision quasi comminatoire :
« TRES INTÉRESSÉS, VOUS PRÉSENTER DE TOUTE URGENCE. »
Pas désagréable de découvrir qu’on est un génie malgré soi. Assez jouissif de penser que quelques mois d’un bavardage inconséquent, destiné à une bande d’enfants insomniaques et à un chien épileptique, dactylographié par une secrétaire sans nuance, posté par une commissionnaire irresponsable, suffisent à faire saliver un dragon de l’édition.
C’est ce que je me suis dit en me réveillant. C’est ce que je me suis dit dans le métropolitain. C’est ce que je continue à me dire maintenant que je poireaute dans l’immensité de ce (bureau ? salon ? salle de conférences ? champ de courses ?) où les lambris mordorés de l’Histoire s’acoquinent avec l’audacieuse géométrie d’un mobilier avenir. Alu et stuc, dynamisme et tradition, une maison gavée de passé et qui bouffera le futur, j’aurais pu tomber plus mal.
L’amabilité empressée du gommeux qui m’a accueilli me confirme dans la certitude qu’on n’attend que moi, ici. Plus personne ne roupille depuis le départ du télégramme. Quelque chose, dans l’air, me dit qu’on a cessé de respirer.
« Et si Malaussène allait refuser ? »
Vent de panique sur table de conférence.
« S’il avait reçu d’autres propositions ? »
« Nous quintuplerions la mise, messieurs… »
(IMPLOSION… pas si mauvais que ça, le titre de Clara.)
— Je vous sers quelque chose ?
Le gommeux a fait surgir un minibar du fondement d’une bibliothèque.
Scotch ? Porto ?
(Ce serait l’heure d’un petit porto, non ? Si.)
— Café.
Qu’à cela ne tienne : café. Silence entendu. Jambes croisées. Long regard du gommeux. Ronde argentée de ma petite cuillère.
— Remarquâble, vraiment, monsieur Malaussène.
(Remarquable ne prend pas d’accent circonflexe.)
— Mais je ne suis pas autorisé à vous en dire davantage.
Rire léger.
— C’est un privilège que se réserve notre Directrice littéraire.
Léger rire.
— Une personnalité remarquâble, vous verrez…
(Elle aussi ?)
— Entre nous, nous l’appelons familièrement la Reine Zabo.
(Va pour la Reine Zabo, nous sommes entre nous.)
— Une sagacité dans le jugement, et une franchise dans le propos…
Ombre d’hésitation, puis, un demi-ton plus bas :
— Tout le problème vient de là, justement.
(Le problème ? Quel problème ?)
Sourire, toussotement, signes extérieurs de l’embarras distingué, puis, tout à trac :
— Bien, je vais annoncer votre présence.
Exit le gommeux. Ça fait une demi-heure. Une demi-heure que j’attends l’apparition de la Reine Zabo. Je me suis d’abord dit que les bouquins me tiendraient compagnie, j’ai modestement fait face à la bibliothèque, j’ai tendu la main avec respect, j’ai tiré un volume avec précaution : couverture vide.
Pas de bouquin à l’intérieur.
J’ai essayé ailleurs : idem.
Il n’y a pas un seul livre dans la pièce ! Rien que cet étalage de jaquettes peinturlurées. Pas de doute, tu es bien chez un éditeur, Malaussène.