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Je me console en calculant combien peut me rapporter la publication d’un best seller. Si on tient compte de tout : droits de cinéma, de télévision, de lectures radiodiffusées, c’est incalculable. Si l’on s’en tient au minimum, ça dépasse encore largement mes facultés arithmétiques. Dans tous les cas de figure, j’ai eu raison de me débarrasser de ce boulot pourri de Bouc Emissaire. En trente ans de maison, il ne m’aurait pas rapporté le dixième !

C’est cet instant de bonheur que choisit la Reine Zabo pour faire son entrée. La Reine Zabo !

— Ah ! bonjour, monsieur Malaussène !

C’est une longue bonne femme squelettique sur qui on a planté une tête obèse.

(Bonjour madame…)

— Non, ne bougez pas d’ailleurs je ne vous retiendrai pas longtemps.

Une voix criarde qui ne s’embarrasse pas de formules.

— Alors ?

Elle a hurlé son « alors ? » et ça m’a fait sursauter.

(Alors quoi, Majesté ?) Je dois lui opposer une bobine passablement ahurie, parce qu’elle éclate d’un grand rire joufflu. Incroyable, on dirait vraiment que sa tête est tombée par hasard sur son corps !

— Ah ! non, monsieur Malaussène, pas de malentendu entre nous, ce n’est pas pour votre livre que je vous ai fait venir, nous n’éditons pas ce genre de fadaises !

Le gommeux, dans le rôle du Page, toussote. La Reine Zabo se retourne tout d’une pièce :

— Quoi, fadaises, non ? C’était bien votre avis, Gauthier !

Puis, de nouveau à moi :

— Ecoutez, monsieur Malaussène, ce n’est pas un livre, ça, il n’y a aucun projet esthétique, là-dedans, ça part dans tous les sens et ça ne mène nulle part. Et vous ne ferez jamais mieux. Renoncez tout de suite, mon vieux, là n’est pas votre vocation !

Le Page Gauthier aimerait être invisible. Moi, elle commence à m’animer les intérieurs, la Reine Zabo.

— Votre vraie vocation, c’est ça !

Elle me jette sur les genoux le numéro d’Actuel qu’elle a sorti de je ne sais où. Elle avait les mains vides en arrivant, non ?

— Vous n’imaginez pas à quel point on peut avoir besoin de types comme vous, dans une maison d’édition. Bouc Emissaire ! C’est exactement ce qu’il me faut. Voyez-vous, monsieur Malaussène, j’en ai par-dessus la tête de me faire engueuler à ma place !

Suit un long rire suraigu qui semble une fuite de quelque chose, incontrôlable. Et ça s’arrête aussi sec.

— Entre les apprentis écrivains qui s’estiment mal lus, les écrivains novices qui s’affirment mal publiés, les chevronnés qui se déclarent mal payés, tout le monde m’engueule, monsieur Malaussène ! Il n’y en a pas un, m’entendez-vous, en vingt ans de métier je n’ai pas rencontré un seul écrivain qui fût satisfait de son sort !

Elle me fait l’effet d’une petite fille surdouée de cinquante balais, qui n’en revient pas encore de la vivacité de son intelligence, la Reine Zabo. Mais il y a autre chose. Quelque chose d’indéfectiblement triste dans cette gaieté forcée. Oui, quelque chose qui gît tristement sous la masse électrifiée de ce visage fessu.

— Tenez, monsieur Malaussène, la semaine dernière encore, un postulant se pointe pour savoir ce que nous pensons de son manuscrit, expédié deux mois plus tôt. Il était neuf heures du matin. Gauthier, ici présent, (vous êtes présent, Gauthier ?) le reçoit dans son bureau, et, mal réveillé, vient chercher dans mes dossiers une fiche de lecture qui se trouvait dans les siens. Pendant son absence, l’autre s’est évidemment mis à fouiller dans ses papiers. Il tombe sur la fiche de lecture, sur laquelle j’avais inscrit : « C’est d‘la merde. » Oui, nous sommes concis, entre nous ; le travail de Gauthier consiste précisément à enrober cette concision. Bref, cette fiche n’était pas destinée à être lue par l’auteur du manuscrit en question. Bien, d’après vous, quelle fut sa réaction, monsieur Malaussène ?

(Eh ! bien, ma foi…)

— Il est allé se jeter dans la Seine, juste en face, là.

D’un geste éclair elle désigne la double fenêtre qui ouvre sur le fleuve.

— Il portait la fiche de lecture sur lui, quand on l’a repêché, signée de mon nom. Très désagréable.

Ça y est, j’ai compris ce qui cloche, chez elle.

C’était un être sensible, dans le temps, la Reine Zabo, une petite fille qui souffrait des maux de l’humanité entière. Une adolescente torturée. Quelque chose comme ça. Enigmatique porteuse du chagrin d’être. Quand le tourment est devenu calvaire et après moultes hésitations, elle est allée sonner le psy à la mode. L’autre Ecouteur a tout de suite pigé que l’humanité la gênait aux entournures, cette enfant vive, et, patiemment, canapé après canapé, il en a extirpé jusqu’à la plus petite racine, et il a planté du social à la place. Voilà ce que c’est, la Reine Zabo. Une psychanalyse réussie : quand elle bouffe, il n’y a que la tête qui profite. Le reste ne suit pas. J’en ai rencontré d’autres, ça ressemble.

— Alors, c’est pour m’éviter ce genre de désagréments que je vous engage, monsieur Malaussène.

(Moi ? je ne suis pas engagé, moi !) Silence. Coup d’œil radioscopique de Sa Majesté. Puis :

— Je suppose que le Magasin vous a licencié, après un article pareil, non ?

Regard ultraviolet. Ombre de sourire :

— Peut-être même l’avez-vous publié dans ce but ?

Puis, catégorique :

— C’est une sottise, monsieur Malaussène, vous êtes fait pour ce métier et pour aucun autre. Bouc Emissaire : c’est un état, chez vous.

Et, en me reconduisant au pas de charge :

— Ne vous faites pas d’illusions, vous allez recevoir une foule de propositions, c’est couru. Quoi qu’on vous offre, dites-vous que nous vous paierons le double.

37

Et puis le jeudi fatal arrive. J’ai bien essayé de retenir le temps en me concentrant sur chaque seconde, mais, rien à faire, il a tout de même coulé par les failles de ma sainte âme. (Moi, mon âme est fêlée… c’est là-dessus que Clara est tombée à l’oral de son bac…)

Il n’y a pas foule, au rayon des jouets, c’est le moins qu’on puisse dire. Un mot d’ordre a dû être passé, un signe qui tient mystérieusement la clientèle à l’écart. Je suis là. Et je réalise que je n’ai pas cessé une seconde de penser à ce moment depuis notre randonnée souterraine, l’autre nuit, avec Gimini le Criquet. L’obsession de l’échéance était tapie derrière la moindre de mes pensées. J’ai peur. Bon Dieu que j’ai peur ! Il est dix-sept heures trente. Gimini n’est pas encore arrivé. Coudrier non plus. Ni aucun de ses hommes.

Ma petite vendeuse écureuil a maigri. Ses joues ont perdu leurs provisions d’hiver : le Magasin… la fatigue du Magasin… Sa copine la belette est occupée à remettre en ordre les étalages bouleversés par les mômes durant la marée de quatre heures. Gimini n’est pas là.

Moi, j’y suis.

Et la victime ? Elle est là, la victime ? « Je vous la désignerai le moment venu, vous verrez, vous serez surpris… » Pourquoi surpris ? Au fond, c’est à ça que je n’ai cessé de penser. (Pourquoi surpris ? Je la connais donc, la victime ? Personnage public ? Gueule de médias ?) A ça et au reste, j’ai pensé, en vrac. A notre conversation dans le métro. « Pourquoi les tuez-vous dans le Magasin ? Vous les y attirez ? Comment ? » Mon petit vieux a eu un gentil sourire : « Lisez-vous des romans, parfois ? » J’ai répondu que oui, et plus que parfois. « Alors vous savez qu’il ne faut pas croquer d’un coup toutes les surprises de la fiction. » J’ai pensé que « croquer » était bien un verbe de son âge. Mais j’ai pensé aussi : fiction ? « Fiction ? » « Parfaitement, imaginez-vous quelque part dans un roman, cela vous aidera à combattre votre peur. » Il a ajouté : « Peut-être même à en jouir. » C’est là que j’ai commencé à ne plus le trouver tout à fait net. Et à avoir la trouille. Une pétoche larvée qui ne m’a plus lâché d’une seconde. Avec effets secondaires liquéfiants. « Vézarde », dirait Rabelais. (Chiasse, quoi.) Je me demandais d’où ça me tenait. C’était ça, la peur… Et Thérèse ? Comment s’était-il démerdé pour repérer Thérèse, et pour l’identifier ? « De vos frères et sœurs, c’est celle qui vous ressemble le plus. » (Ah ! bon, parce qu’il connaissait donc les autres ?) Oui, oui, le Petit et ses ogres Noël, Jérémy et son don pour les sciences expérimentales, l’œil de Clara… « Rien de mystérieux à cela, jeune homme, votre ami Théo vous aime beaucoup. » Bien sûr, Théo, c’est vrai. Théo lui a parlé de nous. « Vous êtes sa famille, en quelque sorte, tout comme il est la nôtre. » La nôtre ? Ah ! oui, les petits vieux du Magasin. N’empêche que c’est ça qui m’a fait venir aujourd’hui, et pas l’avertissement de Coudrier au téléphone, ça, le fait que je sente planer une étrange menace sur ma famille, au cas où je me défilerais. Pourtant, je continuais à bien l’aimer, mon grand-père mythique, mon « croqueur d’ogres », tout fondu qu’il soit. Le métro nous secouait comme la vie, et pour tenir en équilibre sur ses fesses, il posait à plat ses petites mains, de part et d’autre. On aurait dit les roues latérales d’un vélo d’enfant.