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Coudrier n’interviendra pas.

C’est le sourdingue extra-lucide qui l’affirme en moi au sourdingue hyper-voyant.

Ils vont tous me laisser sauter !

Sauter, pour sauter, je saute !

Le plongeon de ma vie. Droit sur le singe voleur d’enfants ! J’ai vu, nettement, mon corps dans l’espace, parallèle au sol, comme si j’étais un autre. J’ai plongé sur le singe mais sans le quitter des yeux, lui, l’ogre ricanant. Et quand je me suis abattu sur ma proie…

Quand j’ai appuyé sur l’interrupteur…

C’est lui qui a sauté.

Là-bas.

A l’autre extrémité du comptoir.

Il y a eu un gonflement de la blouse grise.

Son visage, une seconde, au comble du ravissement.

Puis la blouse s’est vidée d’une purée sanglante.

Qui avait été son corps.

Implosion.

Et, quand je me suis redressé, j’ai su qu’il avait fait de moi un assassin.

Pourquoi moi ?

Pourquoi ?

Les flics m’ont emmené.

38

Cette fois-ci, il me faut des heures pour récupérer mes oreilles. Des heures passées seul dans une salle d’hôpital qui doit être sonore. Seul, si l’on excepte la trentaine d’étudiants en médecine qui écoutent dévotement le propos du maître blanc penché sur le cas de ma surdité à éclipses. Il a le sourire du Savoir. Ils ont le sérieux de l’apprentissage. Ils s’entretueront un jour pour lui piquer sa place. Il s’accrochera au caducée. Tout cela aura lieu loin de moi. Parce qu’avec six assassinats sur le râble, j’égrènerai dans un trou les unités de la perpétuité.

— Pourquoi ?

Pourquoi moi ?

Pourquoi m’avoir refilé le chapeau à moi ?

Gimini n’est plus là pour me répondre.

Comment s’appelait-il, au fait, mon grand-père idéal ? Je ne sais même pas son nom.

Si au moins je pouvais ne plus rien entendre jusqu’au bout. Mais non, le maitre blanc n’a pas volé ses diplômes. Alors, forcément, il me débouche.

— Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une lésion, messieurs.

Murmures admiratifs des piranhas du savoir.

— Aucune chance pour que les symptômes réapparaissent jamais.

Et, à moi, de sa voix suavement parfumée :

— Vous êtes guéri, mon cher. Il ne me reste plus qu’à vous rendre votre liberté.

Ma liberté se pointe aussitôt en la personne de l’inspecteur Caregga. Qui me conduit sans un mot vers le Quai des Orfèvres. (Bien la peine de me rendre l’ouïe pour me livrer à un muet !)

Claquements de portières. Escaliers. Ascenseur. Claquements de talons dans les couloirs. Claquements de portes. Et toc, toc, toc, à celle du commissaire divisionnaire Coudrier.

Il était en train de téléphoner. Il raccroche. Il hoche longuement la tête en me regardant. Il demande :

— Café ?

(Pourquoi pas ?)

— Elisabeth, je vous prie…

Café.

— Je vous remercie. Vous pouvez vous retirer.

(C’est ça. Mais laissez-nous la cafetière, oui, voilà.)

La seule porte à ne pas claquer dans toute cette boutique, c’est celle du divisionnaire Coudrier quand elle se referme sur Elisabeth.

— Alors, mon garçon, vous avez enfin compris ?

(Pas vraiment, non.)

— Vous êtes libre. Je viens d’appeler votre famille pour la rassurer.

Suivent les explications. Les explications finales. Voilà : je ne suis pas un assassin. Mais l’autre, le nabot sulfureux que j’ai fait sauter en l’air en était un. Et de première encore ! Non seulement c’est lui qui a provoqué sa propre mort en m’obligeant à plonger sur le gorille, mais c’est aussi lui qui a rectifié toute son équipe d’ogres.

— Comment les attirait-il dans le Magasin ?

La question me vient spontanément, et, oui, en effet, c’est bien ce qui a longtemps travaillé Coudrier.

— Il ne les attirait pas. Ils y venaient de leur plein gré.

— Vous dites ?

— Suicides, monsieur Malaussène.

Il sourit, tout à coup, et s’étire dans son fauteuil.

— Cette affaire m’a rajeuni de trente ans. Une autre tasse ?

Il y en avait en pagaille de ces sectes à la gomme, pendant la rôtisserie de la Seconde Guerre mondiale. Or, un des premiers jobs du commissaire Coudrier, une fois les armistices signés, fut de récurer tous ces chaudrons du diable.

— Un travail passablement monotone, mon garçon, elles se ressemblaient toutes comme deux gouttes de sang, ces foutues sectes des années quarante.

Oui, toutes sur le même modèle. Un curieux phénomène de rejet des codes moraux et des idéologies, au profit d’une mystique de l’Instant. Tout est permis puisque tout est possible. Voilà en gros ce qu’ils avaient dans le crâne. Et la démesure du temps les encourageait. Il y avait de l’émulation dans l’air, pour ainsi dire. S’ajoutait à cela une critique radicale du matérialisme, qui rend l’homme besogneux et prévoyant — le commerce des choses révélant une foi abjecte dans les lendemains qui payent. Mort au lendemain ! Vive l’instant ! et gloire à Mammon le Jouisseur, Prince de l’Instant Eternel ! Voilà. En gros. Et de s’associer par-ci, par-là, les doux dingues de l’époque, en sectes instantanées, jouissives et meurtrières, dont cette Chapelle des 111, une jolie bande de six ogres, adeptes de la Bête 666.

— Je dois avouer que j’ai nagé, au début.

Mais il a pigé assez vite, Coudrier.

— Cet air de jouissance sur le visage de tous ces morts, d’abord.

Oui, le premier, braguette béante, les deux vieillards qui s’embrassaient, l’autre nataliste qui s’envoyait au ciel juste avant d’exploser, et l’Allemand nu des toilettes scandinaves…

— Ce n’était pas tout à fait normal.

(Pas tout à fait, non.)

Sexe et mort, ça lui rappelait un air connu au commissaire, death and sex, ça sentait son cul béni à l’envers, un air qu’il avait appris à reconnaître dans ses enquêtes d’après-guerre.

— Mais pourquoi avaient-ils choisi le Magasin pour leurs… cérémonies ?

— Je vous l’ai dit. Le Magasin représentait à leurs yeux le temple de l’espérance matérialiste. Il s’agissait de le profaner en y sacrifiant des victimes innocentes, attirées là par le chatoiement des objets. Helmut Künz, l’Allemand, aimait à se déguiser en père Noël, comme en témoigne sa collection de photos. Il distribuait des joujous pendant la célébration…

Silence. Glaciation de l’âme. (Café, s’il vous plaît, petit café bien chaud !)

— Pourquoi se sont-ils suicidés ?

Bonne question : son œil s’allume.

— Pour ce qui est de leur suicide, ce sont les déductions astrales de votre sœur Thérèse qui m’ont convaincu. Les astres parlaient à ces messieurs. Ils croyaient dur comme fer que le jour de leur mort y était inscrit. En se tuant eux-mêmes le jour dit, ils ont respecté le verdict des étoiles tout en conservant leur liberté individuelle.

— Se sont octroyé le rôle du Destin, en quelque sorte…

— Oui, et en se faisant sauter aux yeux de tous, sur les lieux mêmes où ils avaient vécu le plus intensément, ils se sont donné leur dernière grande joie. Une sorte d’apothéose.

— D’où ces airs d’extase sur leurs visages morts.

Oui de la tête. Silence. (Des gens tout simples, au fond…)

— Et moi, là-dedans, qu’est-ce que je viens faire ?

(Tiens, c’est vrai, au fait !)

— Vous ?

Léger accroissement de lumière.

— Mon pauvre garçon, vous étiez le plus beau cadeau que la providence pût leur offrir : un saint. Avec votre façon de prendre sur vos épaules tous les péchés du Commerce, de pleurer les larmes de la clientèle, d’engendrer la haine chez toutes les mauvaises consciences du Magasin, bref, avec votre don extraordinaire pour attirer sur votre poitrine les flèches perdues, vous vous êtes imposé à nos ogres comme un saint ! Dès lors, ils ont voulu votre peau, plus que ça : votre auréole ! Compromettre un saint authentique, le convaincre d’assassinat, le désigner comme coupable à la vindicte publique, c’était une jolie tentation pour ces vieux diablotins, non ? Résultat, ils ont bien failli vous faire lyncher par vos collègues. Heureusement que Caregga était là, rappelez-vous…