— Ça boume !
Il m’installe à une table, tend une nappe de papier en un tournemain, s’appuie en face de moi, sur ses bras tendus, et me sourit. Je demande :
— Et toi, Amar, ça va ?
— Ça va, je te remercie.
— Et les enfants, ça va ?
— Ça va, je te remercie.
— Et ta femme ? Ta femme Yasmina, ça va ?
— Ça va, à la grâce de Dieu.
— Quand est-ce que tu lui en fais un autre ?
— Je rentre à Alger la semaine prochaine pour lui faire le dernier.
On rigole. Yasmina m’a plus d’une fois servi de mère quand j’étais môme et que ma mère servait ailleurs.
Amar s’occupe des autres clients. Hadouch dépose devant moi un couscous qu’il faudra que j’avale, si je ne veux pas dans la même soirée offenser le Prophète et ses fidèles.
Constatant mon piètre appétit, Amar s’assied en face de moi.
— Ça va pas, hein ?
— Non, ça va pas.
— Je t’emmène avec moi à Alger ?
Why not ? Pendant quelques secondes, je laisse l’idée déposer dans ma cervelle sa lumineuse traînée de plaisir. Amar insiste.
— Hein ? Hadouch s’occupera du chien et des enfants.
Mais la face plate de l’inspecteur stagiaire Caregga me rappelle à l’ordre.
— Pas possible, Amar.
— Pourquoi ?
— A cause du boulot.
Il me regarde incrédule, mais il se dit qu’à chacun son chacal, et se lève en me tapant sur l’épaule.
— Je t’apporte un thé.
La voix d’Oum Kalsoum s’élève du scopitone. Sur l’écran, défile la foule immense de son enterrement. Je laisse le chant s’évanouir et quitte le restau, Julius sur les talons. Le rire de Hadouch nous poursuit un instant :
— La prochaine fois, je ne lui donne pas à bouffer, je le lave, ton clébard !
Aux enfants, je raconte les débuts tâtonnants de l’enquête, mes deux flics, Jib la Hyène et Pat les Pattes, fouillant sans pincettes la vie privée des « collaborateurs » de Sainclair, l’équipe de fantômes remplaçant nuitamment le comptoir des jouets, l’héroïsme du Magasin qui continue de vendre sous la menace, comme si de rien n’était. (The show must go on !) Tout autour de nous, des cordes sont tendues, où sèchent les photos de Clara. (Combien cette passion vole-t-elle d’heures à la préparation de son bac de français ?) Il y a là des photos de l’ogre Noël du Petit. D’autres racontent la disparition de Belleville et le surgissement de ces aquariums lisses qui feront la belle ville de demain. Et puis une photo de maman, toute jeune — à l’époque de ma naissance, par là. Déjà dans l’œil cette soif d’ailleurs.
— Tu avais le négatif ?
— Non, j’en ai fait un tirage.
— On va l’encadrer, déclare Jérémy, comme ça, elle pourra plus se tailler.
Thérèse sténographie absolument tout ce qui se dit, sans distinction, comme si cela entrait dans un même et gigantesque roman. Puis, tout à coup, son regard fixe de nonne anorexique rivé sur moi :
— Ben ?
— Thérèse ?
— Le mort, le garagiste de Courbevoie…
— Oui ?
— J’ai fait son thème astral, il devait mourir comme ça.
Clara me jette un rapide coup d’œil. Je vérifie que le Petit s’est endormi et fusille Jérémy du regard pour qu’il remballe ses vannes habituels. Cela fait, je mets sur mon beau visage autant d’intérêt que je le peux.
— Vas-y, on t’écoute.
— Il est né le 21 janvier 1919, Ben, c’est dans son avis de décès. Ce jour-là, Mars était en conjonction avec Uranus à 325°, eux-mêmes en opposition de Saturne à 146°.
— Sans blague ?
— Tais-toi, Jérémy.
— Mars, l’action, conjoint à Uranus, planète des troubles violents, en opposition avec Saturne, indique un tempérament créatif et maléfique.
— T’es sûre ?
— Jérémy, tais-toi.
— Mars et Uranus en 8e maison annoncent une mort violente, la mort proprement dite intervenant par le transit de Mars sur la Lune Radicale, ce qui était exactement le cas ce 24 décembre !
— Nooon ?!
— Jérémy…
8
Il n’y a pas eu de bombe le lendemain. Ni le jour d’après. Ni les jours suivants. L’inquiétude des collègues est peu à peu retombée. Ce n’est bientôt plus un sujet de conversation. C’est à peine un souvenir. Le Magasin a repris son rythme de croisière. Il vogue au large des contingences explosives. Lehmann joue les quartiers-maîtres avec plus de zèle que jamais. Les petits vieux de Théo se prennent pour des bâtisseurs d’empire. Théo lui-même enrichit chaque jour l’album du Petit. Les flics continuent de fouiller employés et clients qui lèvent les bras en rigolant. Sainclair a perdu huit cents collaborateurs pour retrouver huit cents employés. Lecyfre répercute les mots d’ordre C.G.T., Lehmann les mots d’ordre « Maison ». Je me fais convenablement engueuler. Paumés dans mon imagination qui se vide, Jib la Hyène et Pat les Pattes commencent à tirer la langue. Les enfants me menacent de me remplacer par la télé si je flanche. Louna ne me téléphone plus. Tout est rentré dans l’ordre. Jusqu’au 2 février.
La fille est très belle. Dans le genre léonin. Une chevelure rousse tombe en vagues épaisses sur ses larges épaules qu’on devine musclées. Elle a des hanches italiennes qui se balancent paisiblement. Elle n’est plus si jeune. Elle est dans l’âge des plénitudes sympathiques. Le haut de sa jupe, plaqué sur ses fesses, révèle la trace d’un slip minimaliste. Comme je n’ai rien d’autre à faire qu’à attendre un appel de Miss Hamilton, je décide de suivre ma belle apparition. Elle trifouille par-ci par-là dans les étalages. Ses bras demi nus sont cerclés d’une argenterie moyennement orientale. Elle a de longs doigts nerveux, bruns et souples, qui ne saisissent qu’en s’enroulant. Je la suis avec l’aisance du poisson que je suis devenu dans l’eau trouble de ce magasin. Je joue à la perdre pour me donner le plaisir de la retrouver au croisement de deux allées. Lors de ces rencontres faussement inopinées, je laisse l’adrénaline dresser tous mes petits cheveux intérieurs. Une chose me tracasse, je n’arrive pas à débusquer son regard. Sa crinière est trop fournie. Et trop mouvante. Quant à elle, il va sans dire qu’elle ne me remarque pas. (Transparence de mon costume de fonction.) Le petit jeu dure un certain temps, et j’atteins à un état de désir absolu, quand la chose se produit. Elle flânait depuis cinq bonnes minutes devant le rayon des shetlands. Tout à coup, ses doigts jaillissent, s’enroulent, un petit pull est entièrement aspiré dans le creux de sa main, puis sa main avalée par son sac, lequel déglutit, et recrache une main vide.
Je l’ai vue. Mais de l’autre côté du comptoir, Cazeneuve, le flic approprié, l’a vue aussi. Heureusement, je suis plus près d’elle que lui. Pendant qu’il sort ses crocs en faisant le tour du rayon, je franchis, moi, les deux pas qui me séparent de ma belle voleuse. Je plonge ma main dans le sac en la forçant à se retourner vers moi, et je retire le pull que je plaque sur ses épaules comme si je le lui essayais. En même temps, je murmure entre mes dents, avec un air réfléchi :
— Ne faites pas la conne, le mouchard de service est juste derrière vous.
Non seulement elle a le réflexe de ne pas protester, mais elle s’exclame d’une belle voix rauque :
— Il me va bien, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
Pris de court, je réponds n’importe quoi.
— Très bien avec tes yeux, tante Julia, mais pas avec tes cheveux.
En fait, je ne vois que ses yeux. Deux amandes pailletées d’or, bordées de cils qui me chatouillent presque le nez. Derrière ces merveilles, deux autres yeux me fusillent. Ce sont les sabords de Cazeneuve. Je jette négligemment le pull sur le comptoir, en choisis un autre que je tends devant la fille, en reculant la tête, avec un air connaisseur. Revenu à lui, Cazeneuve intervient. Il n’y va pas par quatre chemins.