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D’une mort fort peu banale. Personne n’était mort comme ça depuis des siècles.

Le mur de pierre derrière lui vira au rouge cerise sous l’effet d’une chaleur intense qui déclina peu à peu pour se fondre dans le noir.

Il était le premier à voir le dragon d’Ankh-Morpork. Ce qui lui faisait une belle jambe, maintenant qu’il était mort.

«…de », termina-t-il, et son esprit désincarné baissa les yeux sur le petit tas de charbon de bois d’où, il le savait avec une espèce de certitude inhabituelle de sa part, il venait justement de se désincarner. C’était une impression bizarre que de contempler ses propres restes mortels. Il ne trouvait pas ça aussi horrible qu’il l’aurait cru si on lui avait posé la question, disons, dix minutes plus tôt. La découverte qu’on est mort est atténuée par une autre : qu’il existe encore un « on » pour s’en apercevoir.

La ruelle devant lui était à nouveau vide.

« Drôlement bizarre, fit Controvers.

— EXTRÊMEMENT CURIEUX, C’EST SÛR.

— Vous avez vu ça ? C’était quoi ? » Controvers leva les yeux sur la silhouette noire qui émergeait de l’ombre. « Vous êtes qui, vous, d’abord ? ajouta-t-il avec méfiance.

— DEVINE », fit la voix.

Controvers regarda mieux la silhouette encapuchonnée.

« Ben merde ! s’exclama-t-il. Je croyais que vous vous dérangiez pas pour les types dans mon genre.

— JE ME DÉRANGE POUR TOUT LE MONDE.

— J’veux dire en… en personne, quoi.

— DE TEMPS EN TEMPS. POUR LES CAS INTÉRESSANTS.

— Ouais. Ben, fit Controvers, ça, c’en est un, pour sûr ! J’veux dire, ç’avait tout l’air d’un putain de dragon ! Qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ? On s’attend pas à tomber sur un dragon au coin d’la rue !

— ET MAINTENANT, SI TU VEUX BIEN VENIR PAR ICI… fit la Mort en posant une main squelettique sur l’épaule de Controvers.

— Vous savez, une diseuse de bonne aventure m’a affirmé un jour que je mourrais dans mon lit, au milieu de mes petits-enfants en larmes, fit Controvers en suivant la silhouette imposante. Qu’est-ce que vous en dites, hein ?

— J’EN DIS QU’ELLE S’EST TROMPÉE.

— Un putain de dragon. Et qui crachait le feu, en plus. J’ai beaucoup souffert ?

— NON. UNE MORT PRATIQUEMENT INSTANTANÉE.

— Tant mieux. J’aimerais pas penser que j’ai beaucoup souffert. » Controvers regarda autour de lui. « Il se passe quoi, maintenant ? » demanda-t-il.

Derrière eux, la pluie délaya le petit tas de cendres noires dans la boue.

* * *

Le Grand Maître Suprême ouvrit les yeux. Il était allongé sur le dos. Frère Cagoinces s’apprêtait à lui faire le bouche-à-bouche. Cette seule idée aurait suffi à ramener d’un coup n’importe qui des confins de la conscience.

Il se redressa en position assise et s’efforça de chasser son impression de peser plusieurs tonnes et d’être recouvert d’écailles.

« Nous l’avons fait, chuchota-t-il. Le dragon ! Il est venu ! Je l’ai senti ! »

Les frères échangèrent des regards.

« On a rien vu, dit le frère Plâtrier.

— Moi, j’ai peut-être bien vu quelque chose, dit le frère Tourduguet, toujours dévoué.

— Non, pas ici, fit sèchement le Grand Maître Suprême. Vous ne tenez pas à ce qu’il se matérialise ici, tout de même ? C’était dehors, en ville. Le temps de quelques secondes… »

Il pointa le doigt. « Regardez ! »

Les frères se retournèrent d’un air coupable, s’attendant à tout moment à subir le feu ardent du châtiment.

Au centre du cercle, les objets magiques tombaient doucement en poussière. Sous leurs yeux, l’amulette du frère Cagoinces s’affaissa.

« Tout desséchés, souffla le frère Crocheteur. Ça, c’est trop fort !

— Trois piastres, qu’elle m’a coûté, cette amulette, marmonna le frère Cagoinces.

— Mais ça prouve que ça marche, dit le Grand Maître Suprême. Vous ne voyez donc pas, espèces d’imbéciles ? Ça marche ! Nous avons le pouvoir d’invoquer des dragons !

— Ça risque de revenir un peu chéro en machins magiques, fit observer le frère Crocheteur d’un air hésitant.

(— … Trois piastres, ça m’a coûté. Pas de la camelote…)

— Le pouvoir, gronda le Grand Maître Suprême, n’est jamais bon marché.

— C’est bien vrai, approuva le frère Tourduguet. Jamais bon marché. C’est bien vrai. » Il regarda encore le petit tas d’objets magiques pulvérisés. « Ben merde, dit-il. On l’a quand même fait, dites donc ! Putain, on a fait d’la magie, comme ça, vous vous rendez compte ?

— Vous voyez ? fit le frère Crocheteur. J’vous l’avais bien dit que c’était du tout cuit.

— Vous avez tous été épatants, les encouragea le Grand Maître Suprême.

(— … Coûtait six piastres, seulement il a dit, tant pis, qu’il courait à la ruine, autant dire qu’il s’tranchait la gorge, mais qu’il me la vendait trois…)

— Ouais, reprit le frère Tourduguet. On a pigé l’coup ! Ç’a pas fait mal du tout. On a fait d’la vraie magie ! Et on s’est pas fait bouffer non plus par des fées sorties des boiseries, frère Plâtrier, j’ai bien vu. »

Les autres frères opinèrent. De la vraie magie. Un jeu d’enfant. Que tout le monde fasse gaffe à eux, maintenant.

« Oui, mais, attendez, intervint le frère Plâtrier. Il est passé où, ce dragon ? J’veux dire, on l’a fait apparaître, oui ou non ?

— Quelle idée de poser une question aussi idiote », répliqua le frère Tourduguet d’un ton hésitant.

Le Grand Maître Suprême brossa la poussière de sa robe mystique. « Nous l’avons invoqué, dit-il, et il est venu. Mais seulement le temps qu’a duré la magie. Ensuite il est reparti. Si nous voulons qu’il reste plus longtemps, il nous faut davantage de magie. Vous comprenez ? Et c’est ce qu’il nous faut trouver.

(— … Trois piastres j’suis pas près d’revoir ça…)

— Ta gueule ! »

* * *

Cher père, écrivit Carotte,

Ça y est, je suis à Ankh-Morpork. Ce n’est pas comme chez nous. Je crois que la ville a dû changer un peu depuis le temps de l’arrière-grand-père de monsieur Vernessi. Je ne crois pas que les gens d’ici fassent la différence entre le bien et le mal.

J’ai trouvé le capitaine Vimaire dans un vulgaire cabaret. Je me suis souvenu de ce que tu disais, qu’un nain comme il faut ne fréquente pas ces lieux-là, mais comme il ne sortait pas, je suis entré. Il était affalé, la tête sur la table. Quand je lui ai parlé, il m’a dit : « À d’autres, mon gars, on me la fait pas. » Je crois qu’il avait bu un coup de trop. Il m’a dit de trouver un logement et de me présenter au sergent Côlon au poste du Guet le soir même. Il a dit que tous ceux qui voulaient s’engager dans le Guet avaient besoin de se faire examiner la tête.

Monsieur Vernessi n’a jamais parlé de ça. Ils le font peut-être pour une question d’hygiène.

Je suis allé me promener. Il y a beaucoup de monde ici. J’ai trouvé un quartier, ça s’appelle « les Ombres ». Puis j’ai vu des hommes qui essayaient de voler une jeune dame. Je leur ai sauté dessus. Ils ne savaient pas bien se battre et l’un d’eux a voulu me donner un coup de pied dans les Parties Vitales, mais je portais la Protection comme on m’avait dit, et il s’est fait mal. Puis la dame s’est approchée de moi et m’a demandé si ça m’intéressait de coucher. J’ai dit oui. Elle m’a emmené où elle habite, une pension, je crois que ça s’appelle. C’est une certaine madame Paluche qui la dirige. La dame à qui on voulait voler la bourse, Rita qu’elle s’appelle, elle a dit : « Fallait voir ça, ils étaient trois, c’était incroyable. » Madame Paluche a dit : « C’est la maison qui offre. » Elle a ajouté : « Quelle grosse Protection. » Alors je suis monté et je me suis endormi, pourtant c’est très bruyant. Rita m’a réveillé une ou deux fois pour dire : « Tu veux rien ? » Mais elles n’avaient pas de pommes. Je suis donc bien tombé, comme ils disent par ici, mais je ne vois pas comment c’est possible, parce que tomber c’est forcément moins bien que rester debout, c’est une question de bon sens.