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Le Patricien souriait tout seul.

Il était toujours difficile de comprendre son sens de l’humour particulier, mais la figure cramoisie de colère du patron des voleurs lui revenait sans cesse à l’esprit.

Parmi ses plus importantes contributions à la bonne marche d’Ankh-Morpork, le Patricien avait légalisé l’ancienne Guilde des Voleurs, très tôt après son arrivée au pouvoir. On ne se débarrasse jamais du crime, s’était-il dit, alors, tant qu’à faire, que ce soit au moins un crime organisé.

On avait donc encouragé la Guilde à sortir de l’ombre, à se bâtir des locaux imposants, à participer à des banquets municipaux, à doter ses écoles professionnelles de cours à temps partiel sanctionnés par des diplômes municipaux et corporatifs, et ainsi de suite. En échange d’un relâchement du Guet à son égard, elle avait accepté, en essayant de garder son sérieux, de limiter le crime à un niveau fixé annuellement. De cette façon, tout le monde pouvait faire des projets à long terme, disait le seigneur Vétérini, et on avait éliminé une part d’incertitude du chaos qu’est la vie.

Puis, quelque temps après, le Patricien avait à nouveau convoqué les chefs des voleurs pour leur dire : « Oh, à propos, il y a autre chose. C’est quoi, déjà ? Ah, oui…

» Je sais qui vous êtes. Je sais où vous vivez. Je sais quel cheval vous montez. Je sais où votre femme se fait coiffer. Je sais où vos enfants adorables… – quel âge ça leur fait maintenant ? Ah bon ? Ce que le temps passe… – je sais où ils jouent. Ainsi vous n’oublierez pas nos accords, n’est-ce pas ? » Et il avait souri.

Eux aussi, tant bien que mal.

En définitive, chacun y avait trouvé son compte. En un rien de temps, les chefs des voleurs avaient pris de la bedaine, s’étaient fait faire des armoiries et se réunissaient dans un bâtiment décent plutôt que dans des repaires enfumés, ce que personne n’avait franchement apprécié. Vu que tout un chacun avait droit aux attentions de la Guilde, un système savant de bons et de reçus veillait à ce que personne n’obtienne davantage que le voisin, à la satisfaction de la population – du moins des citoyens assez fortunés pour payer les primes fort raisonnables que la Guilde proposait à qui voulait bénéficier d’une vie ininterrompue. Un curieux mot étranger désignait ce système : hache-sueur-rance. Nul ne connaissait exactement son sens premier, mais Ankh-Morpork l’avait adopté.

Le Guet n’avait pas vu la chose d’un bon œil, mais force était de constater que la Guilde maîtrisait le crime avec une efficacité dont lui n’avait jamais fait preuve. Après tout, le Guet devait travailler deux fois plus dur pour réduire un tant soit peu les délits, alors qu’il suffisait à la Guilde de travailler moins.

Ainsi la cité avait-elle prospéré, pendant que le Guet tombait peu à peu en désuétude, comme un appendice inutile, livré à une poignée d’incapables qu’aucune personne sensée n’aurait pu prendre au sérieux.

La dernière chose qu’on souhaitait le voir faire, c’était se mettre en tête de combattre le crime. Mais le spectacle du patron des voleurs dans ses petits souliers valait bien quelques désagréments, se disait le Patricien.

* * *

Le capitaine Vimaire frappa à la porte d’un doigt extrêmement hésitant, parce que chaque coup lui rebondissait en écho sous le crâne.

« Entrez. »

Vimaire ôta son casque, se le coinça sous le bras et poussa le battant. Le grincement des gonds lui fit l’effet d’une scie émoussée dans le cerveau antérieur.

Il se sentait toujours mal à l’aise devant Lupine Wonse. À ce compte-là, il se sentait mal à l’aise devant le seigneur Vétérini, mais ça n’avait rien à voir, c’était une question d’éducation. Et de vulgaire trouille, évidemment. Alors qu’il connaissait Wonse depuis leur enfance dans le quartier des Ombres. Tout gamin, il promettait déjà. Il n’avait jamais été chef de bande. Non, jamais chef de bande. Il lui manquait la force et l’endurance pour ça. Et finalement, ça avançait à quoi d’être chef de bande ? Derrière chaque chef piaffent deux ou trois lieutenants en mal de promotion. Le poste n’offre pas de grandes perspectives d’avenir. Mais dans chaque bande on trouve un jeune pâlichon auquel on permet de rester parce que c’est lui qui ramène les bonnes idées, en général relatives à des petites vieilles et des boutiques pas fermées à clé ; c’était la place naturelle, toute désignée de Wonse.

Vimaire, lui, avait été un membre de la troupe parmi d’autres, un béni-oui-oui à la voix de fausset. Il se rappelait le Wonse de l’époque : un gamin maigrichon en pantalon élimé qui trottinait toujours à la traîne selon une curieuse technique sautillante de son cru pour ne pas se laisser distancer par les plus grands, et qui proposait toujours de nouvelles idées pour les empêcher de se liguer sans motif contre lui, leur distraction habituelle quand rien de plus intéressant ne se présentait. L’apprentissage idéal aux rigueurs de la vie adulte, et Wonse y avait excellé.

Oui, ils avaient tous deux commencé dans le ruisseau. Mais Wonse en était sorti, alors que Vimaire – il était le premier à le reconnaître – n’avait fait que le descendre. Chaque fois qu’il pensait améliorer sa condition, il disait le fond de sa pensée ou le mot de trop. En général les deux en même temps.

Voilà ce qui le mettait mal à l’aise chez Wonse : le tic-tac de la mécanique reluisante de l’ambition.

Vimaire, lui, n’avait jamais éprouvé d’ambition. C’était un sentiment qui n’arrivait qu’aux autres.

« Ah, Vimaire.

— Monsieur », fit Vimaire avec une raideur maladroite. Il ne se risqua pas à saluer de crainte de s’affaler. Il regretta de ne pas avoir eu le temps de boire son déjeuner.

Wonse fourragea parmi les papiers sur son bureau.

« Il se prépare des choses bizarres, Vimaire. Une plainte sérieuse contre vous, j’en ai peur. » Wonse ne portait pas de lunettes. S’il en avait porté, il aurait regardé le capitaine par-dessus.

« Monsieur ?

— Un de vos hommes du Guet de nuit. Il aurait arrêté le patron de la Guilde des Voleurs. »

Vimaire vacilla un peu et s’efforça de se concentrer. Il n’était pas prêt pour des histoires de ce genre.

« Pardon, monsieur, fit-il. Je ne vous ai pas bien suivi, je crois.

— J’ai dit, Vimaire, qu’un de vos hommes a arrêté le patron de la Guilde des Voleurs.

— Un de mes hommes ?

— Oui. »

Les cellules cérébrales éparpillées de Vimaire tentèrent vaillamment de se regrouper. « Un membre du Guet ? » insista-t-il.

Wonse eut un sourire sans joie. « Il l’a ligoté et laissé devant le palais. Va y avoir du grabuge, je le crains. Il y avait un mot… Ah, le voilà : Cet homme est accusé de conspiration à des fins délictueuses, conformément à l’article 14 (iii) de la loi générale sur le crime, 1678, par moi, Carotte Fondeurenfersson. »

Vimaire le regarda en plissant les yeux.

« Quatorze hi-hi-hi ?

— Apparemment, fit Wonse.

— Ça veut dire quoi ?

— Je n’en ai vraiment pas la moindre idée, répondit sèchement Wonse. Et son nom, là… Carotte ?

— Mais on ne fait pas des trucs pareils ! s’exclama Vimaire. On ne va pas s’amuser à arrêter la Guilde des Voleurs. Je veux dire, on y passerait la journée !

— Visiblement, ce Carotte est d’un autre avis. »

Le capitaine secoua la tête et grimaça. « Carotte ? Ça ne me dit rien. » Le ton de vague conviction suffit même à Wonse qui fut un instant pris au dépourvu.

« Il était plutôt… – le secrétaire hésita – Carotte, Carotte, fit-il. J’ai déjà entendu ce nom-là. Je l’ai vu écrit quelque part. » Son visage se figea. « Le volontaire, ça y est ! Vous vous rappelez ? Je vous ai expliqué. »