Chicard ne regardait jamais personne droit dans les yeux. Il fixa l’oreille droite du jeunot, l’air ahuri.
« Tu veux dire que tu fuis pas un truc ou un autre ? fit-il.
— Pourquoi je voudrais fuir un truc ? »
Chicard pataugeait un peu. « Ah. Y a toujours un truc. P’t-être… p’t-être qu’on t’a accusé à tort de quelque chose. Comme, j’sais pas, moi… – il sourit – des bricoles qu’auraient disparu mystérieusement des magasins, et on t’aurait fait porter l’chapeau. Ou on aurait trouvé des bricoles dans tes affaires et t’aurais pas su comment elles avaient atterri là. Ce genre de trucs. Tu peux l’dire au vieux Chicard. Ou… – il donna un coup de coude à Carotte – c’était p’t-être aut’chose, hein ? Cherchez la femme, hein ? Une fille à qui t’as fait avaler le pépin ?
— Je… » commença Carotte qui se souvint alors que, oui, il fallait toujours dire la vérité, même à des gens bizarres comme Chicard qui n’avait pas l’air de connaître le sens de ce mot. Et la vérité, c’est que des pépins, Gougnotte en avait toujours à cause de lui ; comment ça arrivait et pourquoi, ça restait un mystère. Mais presque à chaque fois qu’il partait après lui avoir rendu visite dans la grotte des Claqueroche, il entendait son père et sa mère lui crier dessus. Ils restaient toujours polis devant lui, mais il suffisait apparemment qu’on vît Gougnotte en sa compagnie pour qu’elle ait des pépins.
« Oui, dit-il.
— Ah. Ça arrive souvent, fit Chicard d’un air avisé.
— Tout le temps. Autant dire tous les soirs, par le fait.
— Ben merde, alors », lâcha Chicard, impressionné. Il baissa les yeux sur la Protection. « C’est pour ça qu’ils te font porter ce machin, hein ?
— Comment ça ?
— Bah, t’en fais pas. Tout l’monde a ses petits secrets. Ou ses gros secrets, à ce que j’vois. Même le capitaine. S’il est chez nous, c’est uniquement parce qu’une frangine lui a flanqué l’bourdon. D’après le sergent. Flanqué l’bourdon.
— Bon sang », fit Carotte. Ça devait faire mal, un coup de bourdon.
« Mais à mon avis, c’est parce qu’il dit c’qu’il pense. Il l’a dit une fois de trop au Patricien, il paraît. L’a dit que la Guilde des Voleurs, c’était qu’une bande de voleurs, quelque chose dans l’genre. C’est pour ça qu’il est chez nous. J’sais pas trop, en fait. » Il contempla le pavé d’un air méditatif, puis demanda : « Et tu loges où, mon gars ?
— Il y a une dame qui s’appelle madame Paluche… » commença Carotte.
Chicard avala sa fumée de travers et s’étrangla.
« Aux Ombres ? siffla-t-il. Tu crèches là-bas ?
— Oh, oui.
— Toutes les nuits ?
— Ben, tous les jours, plutôt. Oui.
— Et tu es venu ici pour devenir un homme ?
— Oui !
— J’crois pas que j’aimerais vivre dans l’pays d’où tu viens, dit Chicard.
— Écoutez, fit Carotte, complètement perdu, je suis venu parce que monsieur Vernessi a dit que c’était le plus beau métier du monde… faire respecter la loi, tout ça. C’est vrai, non ?
— Ben, euh… De ce côté-là… J’veux dire, pour ce qui est d’faire respecter la loi… J’veux dire, dans l’temps, oui, avant toutes les guildes et les machins… La loi, j’dirais, c’est pas vraiment… enfin, d’nos jours, tout est plus… oh, j’sais pas, moi. En gros, tu te contentes d’secouer ta clochette et tu gardes la tête baissée. »
Chicard soupira. Puis il grogna, saisit le sablier à sa ceinture et interrogea des yeux les grains de sable qui s’écoulaient à toute vitesse. Il le remit en place, ôta la sourdine de cuir du battant de sa clochette qu’il agita une ou deux fois, pas très fort.
« Il est minuit, marmonna-t-il, et tout va bien.
— Et c’est tout, c’est ça ? fit Carotte tandis que s’estompaient les tout petits échos.
— Plus ou moins. Plus ou moins. » Chicard tira une rapide bouffée de son mégot.
« Rien d’autre ? Pas de poursuites sur les toits au clair de lune ? Pas d’acrobaties aux lustres ? Rien de tout ça ? fit Carotte.
— J’crois pas, répondit Chicard avec ferveur. J’ai jamais rien fait de tout ça. Personne m’a jamais parlé d’ces histoires-là. » Il tira une autre rapide bouffée de sa cigarette. « On risque de clamser d’un mauvais rhume, à courir sur les toits. J’crois que je vais m’en tenir à la clochette si t’as rien contre.
— Je peux essayer ? » demanda Carotte.
Chicard ne se sentait pas les idées claires. C’est sûrement pour cette unique raison qu’il commit l’erreur de tendre sans un mot la clochette à Carotte.
Le jeune homme l’examina quelques secondes. Puis il l’agita vigoureusement au-dessus de sa tête.
« Il est minuit ! cria-t-il à pleins poumons. Et tout va biieeeen ! »
Les échos rebondirent d’avant en arrière dans la rue avant de finir submergés par un silence épais, horrible. Des chiens aboyèrent quelque part dans la nuit. Un bébé se mit à pleurer.
« Chhhhut ! souffla Chicard.
— Ben quoi, tout va bien, non ? fit Carotte.
— Pas pour longtemps si tu continues d’secouer cette putain d’clochette ! Donne-moi ça.
— Je ne comprends pas ! Écoutez, monsieur Vernessi m’a donné un livre… » Il tâtonna sur lui et sortit les Lois Ordonnances.
Chicard leur jeta un coup d’œil et haussa les épaules. « Jamais entendu causer d’ça, dit-il. Maintenant, ferme-la. Tu vas m’arrêter ton boucan. Tu risques de rameuter toutes espèces de gens. Viens par ici. »
Il empoigna le bras de Carotte et l’entraîna vite dans la rue.
« Des gens de quelle espèce ? protesta Carotte tandis que le caporal le poussait sans ménagement.
— De la mauvaise espèce, grommela Chicard.
— Mais on est le Guet !
— Tout juste ! Et on tient pas à se colleter avec des gens pareils ! Souviens-toi de ce qui est arrivé à Trousse !
— Je ne me souviens pas de ce qui est arrivé à Trousse ! fit Carotte, complètement désorienté. C’est qui, Trousse ?
— T’as pas connu », marmonna Chicard. Il se détendit un peu. « Pauvre type. Ç’aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous. » Il leva un regard noir sur Carotte. « Maintenant tu vas m’arrêter tout ça, tu m’entends ? Ça m’énerve. Des putain de poursuites au clair de lune, mon cul ! »
Le caporal se déplaçait dans la rue à grands pas. Sa méthode normale de locomotion était un genre de pas glissé, et le mélange des deux – grands pas et pas glissés – produisait un effet curieux ; on aurait dit un crabe boiteux.
« Mais… Mais… fit Carotte, dans ce livre, on dit que…
— J’veux rien savoir d’aucun bouquin », grogna Chicard.
Carotte avait l’air complètement déconfit.
« Mais c’est la loi… » commença-t-il.
Il faillit être définitivement interrompu par une hache qui jaillit en ronflant d’une porte basse à côté de lui et rebondit sur le mur d’en face. Elle fut suivie d’un bruit de bois cassé et de verre brisé.
« Hé, Chicard ! fit aussitôt Carotte. Il y a une bagarre ! »
Chicard jeta un coup d’œil à la porte. « Évidemment, tiens, dit-il. C’est un bistro d’nains. Y a pas pire. T’en approche pas, petit. Ces p’tits salauds, ils adorent te faire des croche-pattes et te foutre une danse carabinée à coups d’latte. Viens donc avec le vieux Chicard, il va… »
Il saisit le bras façon tronc d’arbre du jeune homme. C’était comme vouloir déplacer un immeuble.
Carotte était devenu tout pâle.
« Des nains qui boivent ? Et qui se battent ? fit-il.