— Et comment, dit Chicard. Tout l’temps. Et ils parlent comme j’voudrais même pas parler à ma propre mère. T’avise pas de t’frotter à ces gars-là, c’est une sale bande de… Entre pas là-dedans ! »
Personne ne sait pourquoi les nains, adeptes dans leurs montagnes d’une vie calme et rangée, changent du tout au tout dès qu’ils s’installent dans la grande ville. Quelque chose s’empare même du mineur de fer le plus irréprochable et le pousse à porter en permanence une cotte de mailles, une hache, à s’affubler d’un nouveau patronyme genre Grippegorge Bottetibia et à sombrer dans un oubli hargneux à force de lever le coude.
C’est sans doute parce qu’ils mènent justement une vie calme et rangée chez eux. Après tout, la première envie d’un jeune nain quand il arrive dans la grande ville après soixante-dix ans de travail pour son père au fond d’une mine, ce doit être de boire un bon coup et de cogner sur quelqu’un.
La bagarre en question était une de ces amusantes rixes de nains qui mettent aux prises une centaine de participants et cent cinquante alliances de circonstance. Les cris, jurons et tintements des haches sur les casques de fer se mêlaient au chahut d’un groupe de poivrots près de la cheminée qui – autre coutume des nains – chantaient une chanson sur l’or.
Chicard se cogna dans le dos de Carotte qui contemplait la scène d’un œil horrifié.
« Écoute, c’est comme ça tous les soirs, ici, fit le caporal. Faut pas s’en mêler, c’est ce que dit le sergent. Chez eux, c’est une coutume ethnique, un truc comme ça. On rigole pas avec les coutumes ethniques.
— Mais… mais, bégaya Carotte, c’est mon peuple. Plus ou moins. C’est honteux de se conduire de cette façon-là. Qu’est-ce que tout le monde va penser ?
— On va penser que c’est des sales petits cons, dit Chicard. Maintenant, viens ! »
Mais Carotte s’était avancé dans la mêlée. Il se mit les mains en porte-voix et brailla dans une langue que Chicard ne comprit pas. Toutes les langues, y compris sa langue natale, entraient dans cette catégorie, mais dans le cas présent, c’était du nain.
« Gr’duzk ! Gr’duzk ! aaK’zt ezem ke bur’k tze tzim[7] ? »
La bagarre s’arrêta. Une centaine de faces barbues se levèrent et fusillèrent du regard la silhouette de Carotte au-dessus d’elles, l’air à la fois contrariées et surprises.
Une chope cabossée rebondit sur son plastron. Carotte baissa le bras et souleva sans effort apparent une forme gigotante.
« J’uk, ydtruz-t’rud-eztuza, hudr’zd dezek drez’huk, huzuk-ruk’t b’tduz g’ke’k me’ek b’tduz t’be’tk kce’drutk ke’hkt’d. aaDb’thuk[8] ? »
Aucun nain n’avait jamais entendu autant de mots de la Vieille Langue dans la bouche de quiconque de plus d’un mètre vingt. Ils n’en revenaient pas.
Carotte reposa le nain incriminé par terre. Il avait les larmes aux yeux.
« Vous êtes des nains ! dit-il. Des nains ne devraient pas se conduire comme ça ! Regardez-vous ! Vous n’avez pas honte ? »
Une centaine de figures poilues s’allongèrent.
« Enfin, regardez-vous, quoi ! » Carotte secoua la tête. « Pensez à votre pauvre et vieille mère à la barbe blanche qui s’échine là-bas dans son trou perdu, qui se demande ce que fait son fils ce soir, si ça marche pour lui, qu’est-ce qu’elle dirait si elle vous voyait en ce moment ? Votre mère que vous aimez, celle qui vous a appris à vous servir d’une pioche… »
Chicard, figé d’effroi et de stupeur près de la porte, prit conscience d’un concert grandissant de mouchages de nez et de sanglots étouffés tandis que Carotte poursuivait : « Elle se dit sans doute que vous faites tranquillement une partie de dominos ou autre chose… »
Un nain voisin, qui portait un casque hérissé de pointes de quinze centimètres, se mit à pleurer doucement dans sa bière.
« Et je parie en plus qu’aucun de vous ne lui a écrit depuis longtemps, et vous aviez promis d’envoyer une lettre toutes les semaines… »
Chicard sortit distraitement un mouchoir sale pour le passer à un nain appuyé contre le mur et secoué de sanglots.
« Alors voilà, fit aimablement Carotte. Je ne veux être sévère avec personne, mais à partir d’aujourd’hui je passerai ici tous les soirs et j’espère y trouver des nains qui se conduisent correctement. Je sais ce que c’est quand on est loin de chez soi, mais ce n’est pas une excuse. » Il se toucha le casque. « G’hruk, t’uk[9]. »
Il adressa un grand sourire à la ronde et sortit, mi-debout, mi-accroupi, du bistro. Lorsqu’il émergea dans la rue, Chicard lui tapota le bras.
« Me fais plus jamais un truc pareil, fulmina-t-il. T’es dans le Guet ! J’veux plus entendre causer de ces histoires de loi !
— Mais c’est très important, répliqua sérieusement Carotte en trottinant derrière le caporal qui s’engageait en crabe dans une rue plus étroite.
— Moins important qu’rester en un seul morceau. Des bistros de nains ! Si t’as un peu d’chou, mon gars, tu vas entrer là. Et la boucler. »
Carotte leva la tête et considéra le bâtiment où ils venaient d’arriver. Il se dressait un peu à l’écart de la boue de la rue. Le vacarme d’une beuverie monstre en sortait. Une enseigne fatiguée pendait au-dessus de la porte. Elle arborait un tambour.
« Une taverne, c’est ça ? fit pensivement Carotte. Ouverte à une heure pareille ?
— J’vois pas ce qui l’en empêcherait, répondit Chicard en poussant la porte. Une vachement bonne idée. Le Tambour Rafistolé.
— Encore des beuveries ? » Carotte feuilleta rapidement son manuel.
« J’espère bien », répondit Chicard. Il fit un signe de tête au troll que le Tambour employait comme éjecteur[10]. « ’soir, Détritus. J’mets l’bleubite au parfum. »
Le troll grogna et agita un bras tout croûteux.
Le Tambour Rafistolé appartenait désormais à la légende comme la plus célèbre taverne de mauvaise réputation du Disque-monde, un haut lieu d’Ankh-Morpork, au point que le nouveau propriétaire, après de récentes redécorations inévitables, avait passé des jours à recréer la patine d’origine de crasse, de suie et de substances moins identifiables sur les murs et importé une tonne de joncs prédécomposés pour tapisser le sol. Les consommateurs appartenaient à la bande habituelle de héros, assassins, mercenaires, hors-la-loi et bandits qui fréquentaient l’établissement, et seul un examen au microscope aurait permis de dire qui était quoi. D’épaisses volutes de fumée restaient suspendues en l’air, peut-être pour éviter de toucher les murs.
Les deux gardes entrèrent sans se presser ; les conversations baissèrent alors d’un tout petit cran avant de remonter à leur niveau premier. Deux copains firent signe à Chicard.
Il s’aperçut que Carotte était occupé.
« Qu’esse tu fous ? demanda-t-il. Et pas de discours sur les mères, vu ?
— Je prends des notes, répondit Carotte d’un air mécontent. J’ai un carnet.
— C’est ce qu’y faut. Ça va te plaire, ici. J’y viens becqueter tous les soirs.
— Comment vous écrivez ça : « contravention » ? demanda Carotte en tournant une page.
— Je l’écris pas », répondit Chicard qui s’enfonça dans la cohue. Un rare élan de générosité lui passa par la tête. « Tu bois quoi ?
8
Ecoute, rayon de soleil [littéralt : « le regard fixe et brûlant du grand œil chaud dans le ciel qui pénètre par l’entrée de la caverne »], je ne tiens pas à donner de fessée, alors si tu veux jouer au b’tduz[22] avec moi, je jouerai moi aussi au b’tduz avec toi. Okay[23] ? »
9
Bonsoir, tout le monde. [Littéralt : « Félicitations à tous les présents à la clôture du jour. »]