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— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée. D’ailleurs, après un verre, tout s’accélère. »

Il eut conscience d’un regard appuyé sur sa nuque. Il se retourna et tomba sur la grosse figure affable et douce d’un orang-outan.

Il était assis au comptoir devant une chope d’un demi-litre et un bol de cacahuètes. Il inclina son verre amicalement vers Carotte, puis but à longs traits dans un bruit de canal qu’on assèche en donnant à sa lèvre inférieure la forme d’une espèce d’entonnoir préhensile.

Carotte décocha un coup de coude à Chicard.

« Il y a un sin… commença-t-il.

— Le dis pas ! le coupa vite le caporal. Dis pas ce mot-là ! C’est le bibliothécaire. Il bosse à l’Université. Vient toujours ici écluser un dernier godet avant d’aller s’pieuter.

— Et personne ne dit rien ?

— Pourquoi donc ? Il paye toujours sa tournée, comme tout l’monde. »

Carotte se retourna et se remit à observer l’anthropoïde. De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête, telles que : Où range-t-il son argent ? Le bibliothécaire croisa son regard, l’interpréta de travers et poussa doucement le bol de cacahuètes vers lui.

Carotte se redressa de toute sa taille impressionnante et consulta son carnet. L’après-midi passé à lire les Lois Ordonnances avait été bien employé.

« Qui est le propriétaire, patron, tenancier ou maître de ces lieux ? demanda-t-il à Chicard.

— Quoi donc ? fit le petit garde. L’patron ? Ben, j’suppose que ce soir c’est Charley, là, le responsable. Pourquoi ça ? » Il désigna un gros costaud dont la figure n’était qu’un entrelacs de cicatrices ; l’homme s’arrêta un instant de répartir plus uniformément la crasse sur ses verres à l’aide d’un chiffon humide et lança à Carotte un clin d’œil complice.

« Charley, j’te présente Carotte, dit Chicard. Il pieute chez Rosie Paluche.

— Quoi ? Tous les soirs ? » fit Charley.

Carotte se racla la gorge.

« Si c’est vous le responsable, entonna-t-il, alors j’ai le devoir de vous informer que je vous mets en état d’arrestation.

— D’attestation de quoi, l’ami ? fit Charley en continuant d’astiquer.

— D’arrestation, répéta Carotte, en vue de vous inculper des délits suivants : 1) (i) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez, a) servi ou, b) fait servir des boissons alcoolisées après l’heure de minuit, en violation des dispositions de la loi de 1678 sur l’ouverture des cabarets, et 1) (ii) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez servi ou fait servir des boissons alcoolisées dans des récipients d’une dimension et d’une capacité autres que celles fixées par la loi précédemment citée ; 2) (i) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez autorisé des clients à porter des armes tranchantes dégainées d’une longueur supérieure à 18 (dix-huit) centimètres, en violation du paragraphe trois de ladite loi, et 2) (ii) En date ou aux alentours du 18 gruin, dans un établissement du nom du Tambour Rafistolé, rue des Filigranes, vous avez servi des boissons alcoolisées sans licence pour la vente et/ou la consommation desdites boissons en violation du paragraphe trois de la loi précédemment citée. »

Il y eut un silence de mort lorsque Carotte tourna la page avant de reprendre : « Il est aussi de mon devoir de vous informer que j’ai l’intention de déposer en justice afin de vous inculper des délits tombant sous le coup de la loi sur les réunions publiques (chapitre du jeu) de 1567, des lois sur les établissements détenteurs d’une licence de débit de boissons (chapitre de l’hygiène) de 1433, 1456, 1463, 1465, euh… et de 1470 à 1690, et aussi… – il jeta un coup d’œil en coin au bibliothécaire qui savait reconnaître des ennuis quand il les entendait venir et se dépêchait de finir son verre – de la loi sur les animaux domestiques et apprivoisés (chapitre des soins et de la protection) de 1673. »

S’ensuivit un silence rare d’expectative haletante : les clients attendaient de voir ce qui allait maintenant se passer.

Charley reposa soigneusement le verre, dont les traînées douteuses reluisaient à force de polissage, et baissa les yeux sur Chicard.

Le caporal feignait autant que possible d’être tout seul et de n’avoir aucun lien avec un tel ou tel voisin qui porterait par le plus grand des hasards un uniforme identique au sien.

« Qu’est-ce qu’il veut dire par “justice” ? lui demanda le tavernier. Y en a pas, d’justice. »

Chicard répondit par un haussement d’épaules terrifié.

« Nouveau, hein ? fit Charley.

— Ne faites pas d’histoires, dit Carotte.

— Tout ça n’a rien de personnel, tu comprends, fit Charley à Chicard. C’est juste un chaispasquoi, là. Y avait un mage ici, l’autre soir, qui causait d’ça. Une espèce de truc d’école tordu, tu vois ? » Il eut l’air de réfléchir un moment. « Courbe d’apprentissage. Voilà. C’est une courbe d’apprentissage. Détritus, amène ton gros cul rocheux par ici une minute. »

Généralement, vers cette heure-là au Tambour Rafistolé, un client balance un verre. Et c’est justement ce qui se produisit.

* * *

Le capitaine Vimaire remonta au pas de course la rue Courte – la plus longue de la ville, ce qui donne un bref aperçu du fameux humour subtil de Morpork – suivi du sergent Côlon qui trébuchait et pestait à chaque pas.

Chicard attendait devant le Tambour et sautillait d’un pied sur l’autre. En présence du danger, il avait une façon de se projeter de lieu en lieu sans donner l’impression de franchir l’espace intermédiaire qui aurait ridiculisé n’importe quel télétransmetteur de matière classique.

« S’bat là-dedans ! bafouilla-t-il en agrippant le bras du capitaine.

— Tout seul ? demanda Vimaire.

— Non, avec tout le monde ! s’écria le caporal en sautant encore d’un pied sur l’autre.

— Oh. »

Sa conscience disait : Vous êtes trois. Il porte le même uniforme que vous. C’est un de tes hommes. Souviens-toi de ce pauvre vieux Trousse.

Une autre zone de son cerveau intervint, zone méprisable, détestée, mais qui lui avait permis de survivre chez les gardes ces dix dernières années : C’est impoli de se mêler des affaires d’autrui. On va attendre qu’il ait fini et on lui demandera s’il a besoin d’aide. D’ailleurs, le Guet a pour principe de ne pas intervenir dans les bagarres. C’est beaucoup plus simple d’entrer après coup et d’arrêter tous ceux qu’on ramasse par terre.

Il y eut un fracas lorsqu’une fenêtre voisine explosa et vomit un combattant étourdi de l’autre côté de la rue.

« Je crois, dit avec précaution le capitaine, qu’on ferait bien de se décider vite.

— C’est vrai, fit le sergent Côlon, on risque de s’faire blesser si on reste là. »

Ils descendirent prudemment en crabe un peu plus bas dans la rue, là où le vacarme de bois cassé et de verre brisé était moins assourdissant, et s’arrangèrent pour ne pas échanger de regard. Régulièrement, un cri s’échappait de la taverne, et de temps en temps un mystérieux son de cloche, comme si on tapait du genou sur un gong.

Ils restaient là, debout dans une flaque de silence embarrassé.

« Vous avez pris vos vacances, cette année, sergent ? finit par demander Vimaire en se balançant d’avant en arrière sur les talons.

— Ouimonp’taine. J’ai envoyé la patronne à Quirm le mois dernier, mon capitaine, pour voir sa tante.