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— Nous sommes tout près du fleuve, dit le Patricien. Il peut s’agir, pourquoi pas ? d’un quelconque échassier. Une simple coïncidence, mais je les recouvrirais, à votre place. Nous ne tenons pas à ce que les gens se fassent de mauvaises idées et tirent des conclusions aussi hâtives que ridicules, vous le comprenez, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il sèchement.

Vimaire céda.

« Comme vous voulez, monsieur », répondit-il en se regardant les sandales.

Le Patricien lui tapota l’épaule.

« Ne vous en faites pas, dit-il. Continuez comme ça. Bon esprit d’initiative, mon vieux. Patrouiller dans les Ombres, eh bien dites donc. Bravo. »

Il se retourna et faillit rentrer dans le mur en cotte de mailles qu’était Carotte.

À sa grande horreur, le capitaine Vimaire vit sa nouvelle recrue montrer poliment du doigt le carrosse du Patricien. Tout autour, armés jusqu’aux dents et l’œil aux aguets, se tenaient les six membres de la Garde du palais qui se redressèrent et suivirent la scène d’un air méfiant. Vimaire les détestait copieusement. Leurs casques s’ornaient d’un plumet. Il ne supportait pas les gardes emplumés.

Il entendit Carotte demander : « Excusez-moi, monsieur, c’est votre véhicule, monsieur ? » Le Patricien le toisa sans comprendre. « Oui. Qui êtes-vous, jeune homme ? »

Carotte salua. « Agent Carotte, monsieur.

— Carotte, Carotte. Ce nom me dit quelque chose. »

Lupine Wonse, qui rôdait derrière lui, chuchota à l’oreille du Patricien. Le visage du seigneur Vétérini s’éclaira. « Ah, le jeune attrapeur de voleur. Une petite erreur, je pense, mais louable. Nul n’est au-dessus de la loi, hein ?

— Non, monsieur, fit Carotte.

— Louable, louable, répéta le Patricien. Et maintenant, messieurs…

— Au sujet de votre véhicule, monsieur, reprit Carotte, têtu, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que la roue avant gauche, contrairement à… »

Une conviction s’infiltra dans le cerveau de Vimaire comme un filet d’eau glacée. Il va arrêter le Patricien, se dit-il. Il va vraiment arrêter le Patricien. Le dirigeant suprême. Il va l’arrêter. C’est vraiment ce qu’il va faire. Le gamin ne connaît pas le sens du mot « peur ». Oh, si seulement il connaissait celui du mot « survie », voilà qui serait une bonne idée…

Et je n’arrive pas à ouvrir la bouche.

On est tous morts. Ou pire, on est tous livrés au bon plaisir du Patricien. Et comme chacun sait, il est difficile à contenter.

C’est à cet instant précis que le sergent Côlon se gagna une médaille métaphorique.

« Agent Carotte ! brailla-t-il. Gaaarde-à-vous ! Agent Carotte, demi-touuur, droite ! Agent Carotte, en avaaant, ’arche ! »

Carotte se mit au garde-à-vous comme une grange qu’on érige et regarda fixement devant lui avec une expression féroce d’obéissance aveugle.

« Bravo, mon vieux, fit le Patricien d’un air songeur tandis que Carotte s’éloignait raidement à grandes enjambées. Continuez comme ça, capitaine. Et réprimez sévèrement toute rumeur ridicule sur des dragons, d’accord ?

— Oui, monsieur, répondit le capitaine Vimaire.

— Parfait. »

Le carrosse partit en bringuebalant, escorté de chaque côté par les gardes du corps au pas de course.

Le capitaine Vimaire avait à peine conscience du sergent, derrière lui, qui criait de s’arrêter à un Carotte déjà loin.

Il réfléchissait.

Il examina les empreintes dans la boue. Il se servit de sa pique réglementaire, dont il connaissait la longueur exacte, deux mètres dix, pour mesurer leurs dimensions et la distance qui les séparait. Il siffla tout bas. Puis, avec une extrême prudence, il suivit la ruelle et tourna un angle ; la ruelle menait à une petite porte cadenassée couverte de crasse à l’arrière d’un entrepôt de bois d’œuvre.

Il y a quelque chose qui cloche, songea-t-il.

Les traces sortent de la ruelle, mais elles n’y entrent pas. Et on ne voit pas souvent d’échassiers dans l’Ankh, surtout parce que la pollution leur rongerait les pattes, et, de toute façon, ce serait plus facile pour eux de marcher à la surface.

Il leva la tête. Une myriade de fils à linge quadrillaient le rectangle étroit du ciel aussi efficacement qu’un filet.

Donc, se dit-il, quelque chose de gros et de féroce est sorti de cette ruelle mais n’y est pas entré.

Et ça inquiète beaucoup le Patricien.

On m’a ordonné de tout oublier.

Il remarqua autre chose en bordure de ruelle ; il se baissa et ramassa une cosse vide, toute fraîche, de cacahuète.

Il se la lança d’une main à l’autre, le regard dans le vide.

Il avait besoin, tout de suite, d’un coup à boire. Mais peut-être que ça devait attendre.

* * *

Le bibliothécaire se hâtait sur ses phalanges dans les allées sombres entre les rayonnages endormis.

Les toits de la ville lui appartenaient. Oh, les assassins et les voleurs s’en servaient peut-être, mais lui, il avait depuis longtemps compris que la forêt de cheminées, arcs-boutants, gargouilles et girouettes offrait une alternative pratique et plutôt réconfortante à la rue.

Du moins, jusqu’à aujourd’hui.

Il lui avait paru amusant et instructif de suivre le Guet dans les Ombres, une jungle urbaine sans danger pour un anthropoïde de trois cents livres. Mais le cauchemar qu’il avait alors vu, tandis qu’il franchissait à bout de bras une ruelle sombre, l’aurait fait douter du témoignage de ses propres yeux s’il avait été humain.

En tant qu’anthropoïde, il n’en doutait jamais, il croyait tout le temps ce qu’ils voyaient.

Pour l’heure, il voulait voir sans tarder un livre susceptible de contenir un indice. Un livre classé dans une section de la bibliothèque peu fréquentée ces temps-ci ; les ouvrages rangés là n’étaient pas vraiment magiques. Une couche de poussière accusatrice recouvrait le sol.

Une couche de poussière marquée d’empreintes de pas.

« Oook ? » fit le bibliothécaire dans la pénombre chaude.

Du coup, il s’avança précautionneusement, comprenant avec un sentiment de fatalité que les traces prenaient la même destination que lui.

Il tourna à un angle, c’était là.

La section.

Les rayonnages.

L’étagère.

Le trou.

Les visions horribles ne manquent pas dans le multivers. Mais, d’une certaine façon, pour une âme en harmonie avec les rythmes subtils d’une bibliothèque, il existe peu de spectacles pires qu’un espace que devrait occuper un bouquin.

On avait volé un livre.

* * *

Dans l’intimité du Bureau Oblong, son saint des saints personnel, le Patricien faisait les cent pas. Il dictait un flot d’ordres.

« Et envoyez des hommes repeindre ce mur », acheva-t-il.

Lupine Wonse haussa un sourcil.

« Est-ce bien sage ? dit-il.

— Vous croyez qu’une frise de silhouettes horrifiques ne suscitera pas de commentaires ni de suppositions ? fit le Patricien avec aigreur.

— Moins que de la peinture fraîche dans les Ombres », répondit Wonse d’un ton uni.

Le Patricien hésita un moment. « Très juste, reconnut-il sèchement. Envoyez des hommes démolir le mur. »

Arrivé au bout de la salle, il fit demi-tour et l’arpenta de nouveau en sens inverse. Des dragons ! Comme s’il n’avait pas assez d’affaires importantes et réelles pour lui prendre tout son temps.

« Croyez-vous aux dragons ? » demanda-t-il.

Wonse secoua la tête. « Ça n’existe pas, monsieur.

— À ce qu’il paraît. » Le seigneur Vétérini atteignit le mur opposé, fit demi-tour.