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« Voulez-vous que je me renseigne davantage ? proposa Wonse.

— Oui. Allez-y.

— Et je vais veiller à ce que le Guet ouvre l’œil », ajouta Wonse.

Le Patricien arrêta ses allées et venues. « Le Guet ? Le Guet ? Mon cher ami, le Guet, ce n’est qu’une bande d’incapables commandés par un ivrogne. Il m’a fallu des années pour arriver à ce résultat. La dernière chose dont on a besoin de s’occuper, c’est bien le Guet. »

Il réfléchit un moment. « Déjà vu un dragon, Wonse ? Un gros, je veux dire ? Oh, ça n’existe pas. Vous l’avez dit.

— Ce ne sont que des légendes, en réalité. Des superstitions, répondit Wonse.

— Hmm, fit le Patricien. Et le propre des légendes, bien entendu, c’est d’être légendaires.

— Exactement, monsieur.

— Quand même… » Le Patricien marqua un temps et considéra Wonse un moment. « Ah, bah, fit-il. Réglez-moi ça. Je ne veux pas entendre parler de cette histoire de dragon. C’est le genre d’histoire qui inquiète les populations. Mettez-y un terme. »

Une fois seul, debout à la fenêtre, il parcourut d’un regard morne la ville double au-dehors. Il bruinait à nouveau.

Ankh-Morpork ! Cité braillarde de cent mille âmes ! Et – le Patricien s’en fit la réflexion – de dix fois plus d’habitants. La pluie fraîche luisait sur le panorama de tours et de toits, parfaitement inconsciente du monde grouillant, vindicatif où elle s’égouttait. Une pluie mieux lotie arrosait les moutons des hautes terres, chuintait doucement sur des forêts, crépitait à la surface de la mer avant de s’unir incestueusement à elle. Mais celle qui tombait sur Ankh-Morpork courait au-devant des ennuis. On faisait subir des choses horribles à l’eau dans cette ville. Se faire boire n’était que le début de ses malheurs.

Le Patricien aimait la sensation que lui procurait le spectacle d’une ville qui fonctionnait. Une ville ni belle, ni renommée, ni bien assainie, ni riche sur le plan architectural ; même ses habitants les plus enthousiastes le reconnaissaient : vue d’en haut, Ankh-Morpork donnait l’impression qu’on avait voulu obtenir en pierre et en bois un effet normalement associé aux trottoirs qui bordent les échoppes de plats à emporter ouvertes toute la nuit.

Mais elle fonctionnait. Elle avançait en tournant joyeusement comme une toupie au bord d’un virage surplombant un ravin. Et tout ça, croyait fermement le Patricien, parce qu’aucun groupe n’était assez puissant pour la faire basculer. Marchands, voleurs, assassins, mages, tous participaient activement à la course sans vraiment comprendre qu’elle ne servait absolument à rien, sans se faire non plus assez confiance pour s’arrêter et se demander qui avait tracé le parcours et qui tenait le drapeau de départ.

Le Patricien détestait le mot « dictateur ». Ce qualificatif l’offensait. Il ne dictait jamais sa conduite à personne. Il n’en avait pas besoin, c’était le bon côté de l’affaire. Il passait sa vie à s’arranger pour que la situation actuelle se maintienne.

Bien entendu, diverses coteries cherchaient à le renverser, réaction tout à fait légitime, révélatrice d’une société saine et vigoureuse. Personne ne pouvait le critiquer de ce point de vue là. Ne les avait-il pas presque toutes créées lui-même ? Le plus beau, c’est qu’elles perdaient les trois quarts de leur temps à se chamailler entre elles.

La nature humaine, disait toujours le Patricien, est merveilleuse. Dès lors qu’on a trouvé les manettes à actionner.

Il avait un pressentiment désagréable avec cette histoire de dragon. S’il existait une créature sans manettes évidentes, c’était bien un dragon. Il allait falloir régler cette question une fois pour toutes.

Le Patricien ne croyait pas à la cruauté inutile[12]. Il ne croyait pas à la vengeance gratuite. Mais il croyait dur comme fer aux questions qu’il fallait régler une fois pour toutes.

* * *

Curieusement, le capitaine Vimaire pensait la même chose. Il s’apercevait qu’il n’aimait pas l’idée qu’on transforme des particuliers, même du quartier des Ombres, en vulgaire coloris de céramique.

Et ça s’était passé sous le nez du Guet, ou à peu près. Comme si le Guet était quantité négligeable, détail sans importance. Voilà ce qui lui restait sur le cœur.

Évidemment, c’était vrai. Ça n’en faisait que plus mal. Une chose l’enrageait encore davantage : il avait désobéi aux ordres. Il avait piétiné les empreintes pour les effacer, d’accord. Mais dans le tiroir du bas de son vieux bureau, caché sous un tas de bouteilles vides, se trouvait un moulage en plâtre. Il le sentait qui le fixait à travers trois strates de bois.

Il ne comprenait pas ce qui lui avait pris. Et maintenant il allait courir des risques encore plus grands. Il passa en revue ce qu’il appelait, faute d’un meilleur mot, ses troupes. Il avait demandé aux deux anciens de venir en civil. Du coup, le sergent Côlon, qui avait porté l’uniforme toute sa vie, avait l’air rougeaud et mal à l’aise dans le costume qu’il mettait pour les enterrements. Tandis que Chicard…

« Je me demande si je me suis bien fait comprendre quand j’ai dit « en civil » ? lança le capitaine Vimaire.

— C’est ce que j’porte en dehors du boulot, patron, répondit Chicard d’un ton de reproche.

— Mon capitaine, le corrigea le sergent Côlon.

— J’cause aussi en civil, dit Chicard. Une idée à moi, ça. »

Vimaire fit lentement le tour du caporal.

« Quand vous vous baladez en civil dans la rue, les vieilles femmes ne s’évanouissent pas et les petits garçons ne vous courent pas après ? » demanda-t-il.

Chicard s’agita. Il n’était pas à l’aise avec l’ironie.

« Non, mon capitaine, patron, dit-il. C’est l’dernier cri, ce style-là. »

En gros, c’était vrai. La vogue actuelle à Ankh-Morpork était aux grands chapeaux à plumes, aux fraises, aux pourpoints à crevés et soutaches dorées, aux culottes évasées et aux bottes hérissées d’éperons de parade. L’ennui, songea Vimaire, c’est que la plupart des adeptes de la mode avaient un corps à placer entre ces divers éléments, alors que tout ce qu’on pouvait dire du caporal Chicque, c’est qu’il se trouvait quelque part au milieu de tout ça.

C’était peut-être un avantage. Après tout, en le voyant se promener dans la rue, personne ne le prendrait pour un membre du Guet cherchant à passer inaperçu.

Vimaire se rendit compte qu’il ignorait absolument tout de Chicque en dehors des heures de service. Il ne se rappelait même pas où l’homme vivait. Il le connaissait depuis des années et n’avait jamais compris que, dans la vie privée, le caporal Chicque entretenait secrètement un côté paon. Un paon très petit, il est vrai, un paon qu’on aurait frappé sur la tête à coups redoublés avec un objet lourd, peut-être, mais un paon tout de même. Comme quoi, on ne peut jamais savoir.

Il revint à ses moutons.

« Je veux que tous les deux, dit-il à Chicque et Côlon, vous vous mêliez ce soir discrètement… enfin… pas vous, caporal Chicque… à la population pour… euh… voir si vous ne détectez rien d’anormal.

— Anormal comme quoi ? » demanda le sergent.

Vimaire hésita. Il n’était pas très sûr lui-même. « N’importe quoi de judicieux, répondit-il.

— Ah. » Le sergent hocha la tête d’un air entendu. « De judicieux. D’accord. »

Suivit un silence embarrassé.

« Peut-être que des gens ont vu des choses bizarres, reprit le capitaine Vimaire. Peut-être des feux inexplicables. Ou des empreintes de pieds. Vous savez bien, termina-t-il d’une voix désespérée, des traces de dragons.

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12

Tout en reconnaissant pleinement l’utilité de la cruauté, bien sûr.