— Comme, disons, des tas d’or où qu’on aurait dormi dessus, fit le sergent.
— Et des vierges enchaînées à des rochers, ajouta Chicque en connaisseur.
— Je vois que vous êtes des experts, soupira Vimaire. Faites au mieux.
— Pour se mêler à la population, dit le sergent Côlon avec tact, va falloir aller dans les tavernes, boire et tout l’toutim, c’est ça ?
— Dans une certaine mesure, répondit Vimaire.
— Ah, fit le sergent, l’air joyeux.
— Avec modération.
— Et comment ! mon capitaine.
— Et à vos frais.
— Oh.
— Mais avant que vous ne partiez, reprit le capitaine, est-ce que l’un de vous connaîtrait quelqu’un qui sache vraiment quelque chose sur les dragons ? En dehors de ces histoires de dormir sur de l’or et de jeunes femmes attachées, j’entends.
— Les mages, ils sauraient, proposa Chicard.
— En dehors des mages », dit Vimaire, catégorique. On ne pouvait pas faire confiance aux mages. Le moindre garde savait ça. Ils étaient encore pires que les civils.
Côlon réfléchit à la question. « Il y a bien dame Ramkin, dit-il. Elle habite avenue Scoune. Elle élève des dragons des marais. Vous savez, les petites saletés que les gens prennent comme animaux de compagnie…
— Oh, celle-là, fit Vimaire d’un air lugubre. Je crois l’avoir déjà vue. Celle avec l’autocollant « J’ les dragons » à l’arrière de son carrosse ?
— Tout juste. Elle a un grain, dit le sergent Côlon.
— Et moi, vous voulez que je fasse quoi, mon capitaine ? demanda Carotte.
— Euh… tu as le boulot le plus important, dit très vite Vimaire. Je veux que tu restes ici pour surveiller le bureau. »
La figure de Carotte se fendit lentement d’un large sourire incrédule.
« Vous voulez dire que vous me confiez le poste, mon capitaine ? fit-il.
— D’une certaine façon, répondit Vimaire. Mais interdiction d’arrêter qui que ce soit, compris ? s’empressa-t-il d’ajouter.
— Même s’il enfreint la loi, mon capitaine ?
— Même si. Consigne l’infraction, c’est tout.
— Je vais lire mon livre, alors, dit Carotte. Et astiquer mon casque.
— Bravo », fit le capitaine. Il n’y a pas grand risque, se disait-il. Personne ne vient jamais ici, pas même pour signaler un chien perdu. Personne ne pense jamais au Guet. Faudrait vraiment ne plus être dans le coup pour aller chercher de l’aide auprès du Guet, songea-t-il amèrement.
L’avenue Scoune, large, bordée d’arbres, s’étendait dans un quartier incroyablement huppé d’Ankh, assez en hauteur par rapport au fleuve pour échapper à son odeur envahissante. Les résidants de l’avenue Scoune avaient de l’argent d’autrefois, soi-disant bien meilleur que l’actuel, mais le capitaine Vimaire n’avait jamais eu aucun des deux en quantité suffisante pour se rendre compte de la différence. Les résidants de l’avenue Scoune avaient leurs gardes du corps personnels. Les résidants de l’avenue Scoune, à ce qu’on disait, étaient si distants qu’ils refusaient même de parler aux dieux. Des accusations qui frisaient la diffamation. Ils acceptaient de leur parler dès lors que les dieux étaient de bonne famille et bien éduqués.
La maison de dame Ramkin n’était pas difficile à trouver. Elle dominait un affleurement rocheux, ce qui lui donnait une vue magnifique sur la ville, pour ceux que ça amusait. Des dragons de pierre surplombaient le montant du portail, et les jardins non entretenus avaient l’air d’une forêt vierge. Des statues d’anciens Ramkin morts depuis longtemps surgissaient dans la verdure. La plupart portaient l’épée et disparaissaient sous le lierre qui les recouvrait jusqu’au cou.
Vimaire sentait que le jardin restait dans cet état non parce que la propriétaire était trop pauvre pour y remédier, mais parce qu’elle estimait qu’il y avait beaucoup plus important que les ancêtres, réaction plutôt inhabituelle chez une aristocrate.
Elle pensait aussi qu’il y avait plus urgent que les réparations des bâtiments. Lorsqu’il sonna à la maison proprement dite, vieille et charmante, au milieu d’une forêt luxuriante de rhododendrons, plusieurs morceaux de plâtre se détachèrent de la façade.
Ce fut apparemment le seul effet de son coup de sonnette, en dehors du hurlement que quelque chose poussa à l’arrière de la bâtisse. Que quelques choses poussèrent.
Il se remit à pleuvoir. Au bout d’un moment, Vimaire se dit que cette situation manquait de dignité et il se faufila prudemment autour de la maison, mais à bonne distance au cas où d’autres morceaux s’écrouleraient.
Il arriva devant une porte de bois massive dans une épaisse paroi, de bois elle aussi. Contrastant avec la décrépitude générale, elle avait l’air relativement neuve et très solide.
Il y frappa. Ce qui déclencha une autre rafale de sifflements étranges.
La porte s’ouvrit. Une forme effrayante se pencha au-dessus de lui.
« Ah, mon brave. Vous vous y connaissez en saillies ? » demanda-t-elle d’une voix tonitruante.
Dans le poste du Guet, Carotte était au calme et au chaud. Il écoutait le chuintement des grains dans le sablier et s’appliquait à polir son plastron. Des siècles de ternissure avaient capitulé sous ses assauts enthousiastes. Le plastron rutilait.
On savait à quoi s’en tenir avec un plastron reluisant. Les bizarreries de la ville, avec toutes ses lois qu’on s’évertuait à ignorer, ça le dépassait. Mais un plastron reluisant, c’était un plastron qu’on avait bien fait reluire.
La porte s’ouvrit. Il jeta un coup d’œil par-dessus le vieux bureau. Personne.
Il redonna plusieurs coups de torchon énergiques.
Il entendit un vague bruit, comme quelqu’un qui en aurait marre d’attendre. Deux mains aux ongles violets agrippèrent le bord du bureau, et la face du bibliothécaire apparut comme une noix de coco matinale.
« Oook », dit-elle.
Carotte le regarda fixement. On lui avait bien expliqué que, contrairement aux apparences, les lois qui régissaient le règne animal ne s’appliquaient pas au bibliothécaire. De son côté, le bibliothécaire ne se souciait pas non plus d’obéir à celles qui régissaient le monde des humains. C’était une de ces anomalies dont il fallait s’accommoder.
« Hello, fit Carotte d’une voix hésitante. (« Faut pas l’appeler “mon gars” ni le caresser, ça l’énerve. »)
— Oook. »
Le bibliothécaire donna sur le bureau de petits coups d’un doigt long aux articulations multiples.
« Quoi ?
— Oook.
— Pardon ? »
Le bibliothécaire roula des yeux. C’était quand même curieux, se disait-il, que des chiens, des chevaux et des dauphins soi-disant intelligents n’aient jamais aucune difficulté à transmettre des nouvelles d’une importance vitale, par exemple que les trois enfants se sont perdus dans la grotte, ou que le train va prendre la voie qui mène au pont détruit, etc., pendant que lui, qui se trouvait à une poignée de chromosomes de porter un veston, avait un mal fou à persuader l’humain moyen d’entrer se mettre à l’abri de la pluie. Avec certaines personnes, on n’arrive pas à communiquer.
« Oook ! reprit-il en faisant signe de le suivre.
— Je ne peux pas quitter le bureau, répondit Carotte. J’ai des ordres. »
La lèvre du bibliothécaire se releva comme un store.
« C’est un sourire, ça ? » demanda Carotte. Le bibliothécaire fit non de la tête.
« On n’a pas commis un délit, tout de même ? reprit le jeune homme.