Выбрать главу

Les ancêtres dépenaillés de Vimaire avaient connu ce genre de voix ; celle de types en lourdes armures qui leur expliquaient du haut de leur destrier pourquoi ce serait une sacrée bonne idée, n’est-ce pas, de charger l’ennemi et de lui flanquer la pâtée. Ses jambes avaient envie de se mettre au garde-à-vous.

Les hommes préhistoriques l’auraient vénérée ; d’ailleurs ils avaient réussi, chose incroyable, à sculpter des statues criantes de vérité à son effigie des milliers d’années plus tôt. Une masse de cheveux châtains la coiffait ; une perruque, Vimaire l’apprit plus tard. Quand on a souvent affaire à des dragons, on ne garde pas ses cheveux longtemps.

Elle avait aussi un dragon sur l’épaule. Elle l’avait présenté sous le nom de Plongeserre Vincent Lamerveille de Quirm, mais elle l’appelait Vinny ; apparemment, il était responsable pour une bonne part de l’odeur chimique insolite qui baignait la maison. Une odeur qui imprégnait tout. Même la part généreuse de gâteau qu’elle lui avait offerte en avait le goût.

« Le… euh… l’épaule… ça fait… très bien, dit-il dans un effort désespéré pour entretenir la conversation.

— La bonne blague, fit Sa Seigneurie. Je le forme parce que les dragons d’épaule valent deux fois plus cher. »

Vimaire murmura qu’il avait parfois vu des dames de la société en porter des petits, tout colorés, à l’épaule, et qu’il avait trouvé ça très… euh… bien.

« Oh, ç’a l’air très bien, dit-elle. Je vous l’accorde. Seulement, elles se retrouvent vite avec des brûlures de suie, des cheveux grillés et de la merde tout le long du dos. Sans parler des serres qui leur rentrent dans la peau. Et après, la bestiole devient trop grande à leur goût, elle sent trop fort, alors le pauvre petit chéri a droit au Sanctuaire du Soleil pour les dragons perdus de Morpork, ou alors au bon vieux plongeon dans le fleuve avec une corde au cou. » Elle s’assit et arrangea une jupe qui aurait pu équiper en voiles toute une petite armada. « Enfin, bref. Capitaine Vimaire, c’est ça ? »

Vimaire était dans ses petits souliers. Les Ramkin défunts le fixaient des yeux depuis leurs cadres ouvragés accrochés en hauteur sur les murs sombres. Entre les portraits, comme au-dessus et en dessous, s’étalaient les armes dont ils avaient dû se servir, souvent et efficacement à en juger par leur état. Des armures complètes s’alignaient en rangs cabossés autour de la salle. Un grand nombre, ne put-il s’empêcher de noter, exhibaient de grands trous. Le plafond disparaissait sous une débauche de bannières fanées, mangées aux mites. Pas besoin d’un examen médico-légal pour comprendre que les aïeux de dame Ramkin n’avaient jamais refusé un combat.

Que dame Ramkin fût capable d’un geste aussi peu guerrier que prendre une tasse de thé avait de quoi étonner.

« Mes ancêtres, dit-elle en suivant son regard hypnotisé. Vous savez, aucun Ramkin n’est mort dans son lit depuis mille ans.

— Ah oui, m’dame ?

— La fierté de la famille, ça.

— Oui, m’dame.

— Un certain nombre sont morts dans celui des autres, évidemment. »

La tasse du capitaine Vimaire bringuebala dans sa soucoupe. « Oui, m’dame, dit-il.

— Capitaine, c’est un titre qui a tellement d’allure, je trouve. » Elle lui adressa un grand sourire crispé. « Je veux dire, les colonels, tout ça, sont toujours si guindés, les commandants si pompeux, mais on sent comme un je ne sais quoi de merveilleusement dangereux chez un capitaine. Vous vouliez me montrer quelque chose, de quoi s’agit-il ? »

Vimaire serra son paquet comme une ceinture de chasteté.

« Je me demandais, bredouilla-t-il, quelle taille les dragons des marais… euh… »

Il s’arrêta. Quelque chose d’atroce se passait dans la moitié inférieure de son individu.

Dame Ramkin suivit son regard. « Oh, ne faites pas attention, dit-elle joyeusement. Flanquez-lui un coup de coussin s’il vous embête. »

Un petit dragon d’un certain âge s’était extrait de sous le fauteuil de Vimaire pour lui poser son museau mafflu sur les cuisses. L’air attendri, la bête levait ses grands yeux marron sur le capitaine et laissait doucement goutter sur ses genoux un liquide très corrosif, à en juger par les picotements. Et elle puait comme l’auréole résiduelle d’un bain d’acide.

« C’est Perlederosée Mabelline Plongeserre Ier, dit Sa Seigneurie. Champion et père d’une lignée de champions. Il ne lui reste plus rien de son feu d’antan, au pauvre vieux débris. Il aime bien qu’on lui gratte le ventre. »

Vimaire donna en douce des secousses brutales pour déloger le vieux dragon. L’animal cligna tristement de ses yeux chassieux et retroussa un coin de babine pour découvrir une barrière de dents noires de suie.

« Envoyez-le donc promener, s’il vous ennuie, fit gaiement dame Ramkin. Bon, alors, vous vouliez savoir quoi, déjà ?

— Je me demandais quelle taille les dragons des marais pouvaient atteindre ? » répéta Vimaire en essayant de changer de position. Un léger grognement lui répondit.

« Vous avez fait tout ce chemin pour ça ? Eh bien… je crois me rappeler que Cœurgai Plongeserre d’Ankh mesurait quatorze paumes, des doigts de pieds au roupet, rêvassa dame Ramkin.

— Euh…

— Pas loin d’un mètre dix, ajouta-t-elle aimablement.

— Pas plus ? » s’étonna-t-il, plein d’espoir. Sur ses cuisses, le vieux dragon se mit à ronfler doucement.

« Mince alors, non. C’était plutôt un phénomène, pour tout dire. En général, ils ne dépassent guère huit paumes. »

Les lèvres de Vimaire se livrèrent à un calcul rapide. « Soixante centimètres ? hasarda-t-il.

— Bravo. Les cobins, évidemment. Les poules sont un peu plus petites. »

Le capitaine Vimaire n’allait pas renoncer comme ça. « Un cobin, c’est un dragon mâle ? demanda-t-il.

— Seulement après l’âge de deux ans, répondit dame Ramkin d’un air triomphant. Jusqu’à huit mois, c’est un pumet, puis un cochet jusqu’à quatorze mois et ensuite un bandeau… »

Le capitaine Vimaire se laissa submerger, extasié, par un flot de renseignements, alors qu’il mangeait un gâteau détestable et que son pantalon se dissolvait peu à peu ; il apprit que les mâles se battaient à la flamme mais qu’en période de ponte seules les poule[13] crachaient le feu, grâce à la combustion de gaz intestinaux complexes, afin d’incuber les œufs qui avaient besoin d’une température de fournaise, pendant que les mâles ramassaient du bois de chauffage ; un groupe de dragons des marais s’appelait une « crise » ou un « embarras » ; une femelle pouvait pondre jusqu’à trois couvées de quatre œufs par an, dont la plupart se faisaient écraser par des mâles distraits ; mâles comme femelles ne s’intéressaient guère à leurs congénères du sexe opposé, ils ne s’intéressaient en fait à rien d’autre que le bois de chauffage, sauf environ une fois tous les deux mois quand ils devenaient aussi obsédés qu’une scie circulaire.

Il ne put couper à la visite de la dragonnerie à l’arrière de la maison ; harnaché de la tête aux pieds d’une armure de cuir renforcée de plaques d’acier sur le devant, il fut introduit dans le long bâtiment bas d’où s’étaient échappés les sifflements.

La température était épouvantable, mais moins que le cocktail d’odeurs. Il tituba sans but d’une cage doublée de métal à l’autre, tandis qu’on lui présentait de petites horreurs glapissantes en forme de poire et aux yeux rouges : Soudelune Duchesse Marchepaine, gravide en ce moment, et Brumelune Plongeserre II, médaille d’or à Pseudopolis l’année dernière. Des jets de feu vert pâle jouèrent sur ses genoux.

вернуться

13

Uniquement jusqu’à leur troisième couvée, bien entendu. Après quoi elles deviennent des mères.