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« On vous amène une proclamation, annonça l’un d’eux. Faut que vous…

— C’est quoi, toute cette peinture fraîche sur votre plastron ? » demanda poliment Carotte. Chicard et Côlon passèrent la tête de chaque côté du jeune homme.

« C’est un dragon, répondit le plus jeune des gardes.

— Le dragon, rectifia son supérieur.

— Dis donc, j’te connais, toi, fit Chicard. T’es Crânard Maltonne. Tu créchais pas dans la rue Minaudière ? Ta mère, elle faisait des pastilles pour la toux, c’est ça, elle s’est ramassée dans son mélange et elle est morte. À chaque fois que j’prends une pastille pour la toux, j’pense à ta mère.

— Salut, Chicard, dit le garde sans enthousiasme.

— J’parie que ta vieille mère, elle serait fière de t’voir comme ça, avec un dragon sur ton gilet », fit le caporal sur le ton de la conversation. Le garde lui lança un regard à la fois haineux et embarrassé.

« Et aussi avec un nouveau plumet sur ton galure, ajouta Chicard d’une voix mielleuse.

— Ça, c’est une proclamation que vous devez lire, annonça le garde d’une voix forte. Et aussi afficher aux coins des rues. Par ordre.

— De qui ? » voulut savoir Chicard.

Le sergent Côlon saisit le rouleau dans un poing comme un jambon.

« Attendu, lut-il péniblement en suivant les lettres d’un index hésitant, qu’il si-ed au de-re-aa-gue… au dragon, re-oo… roi des rois et me-oo-ne-aa-re… – la sueur perla sur la vaste falaise rose de son front – monarque, voilà, aa-be-se-oo-le-uu… absolu d’… »

Il s’enferma dans le silence torturé du monde universitaire pendant que son doigt descendait lentement par saccades le long du parchemin.

« Non, dit-il enfin. Ça va pas, dis ? Il va pas consommer des gens ?

— Lui, il les consume, fit le garde âgé.

— Tout ça, ça fait partie du… du contrat social, expliqua son assistant, impassible. Un petit prix à payer, je suis sûr que vous serez d’accord, pour la sécurité et la protection de la cité.

— Protection contre quoi ? fit Chicard. On a jamais eu d’ennemis qu’on pouvait pas s’payer ou corrompre.

— Jusqu’à maintenant, dit Côlon d’un air sombre.

— Tu piges vite, fit le garde. Alors vous allez diffuser ça. Sous peine de peines graves. »

Carotte jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Côlon.

« C’est quoi, une vierge ? demanda-t-il.

— Une jeune fille pas mariée, répondit vite Côlon.

— Quoi ? Comme mon amie Rita ? fit Carotte, horrifié.

— Ben… non.

— Elle n’est pas mariée, vous savez. Aucune des filles de madame Paluche n’est mariée.

— Ben… oui.

— Bon, alors, dit Carotte avec fermeté. On ne permettra pas une chose pareille, j’espère.

— Les gens laisseront pas faire ça, fit Côlon. C’est moi qui te l’dis. »

Le garde recula hors de portée de la fureur grandissante de Carotte.

« Ils feront comme ils voudront, dit le garde âgé. Mais si vous proclamez pas ça, vous pourrez toujours essayer de vous expliquer devant Sa Majesté. »

Les deux hommes s’empressèrent de déguerpir.

Chicard se précipita dans la rue. « Un dragon sur ton gilet ! cria-t-il. Si ta vieille mère savait ça, que tu t’balades avec un dragon sur ton gilet, elle se retournerait dans son tonneau ! »

Côlon revint distraitement à la table puis déroula le parchemin.

« Sale affaire, marmonna-t-il.

— Il a déjà tué des gens, dit Carotte. En contravention avec seize arrêtés municipaux différents.

— Ben, oui. Mais, c’était, tu vois, dans l’feu de l’action, fit Côlon. C’était quand même pas bien, j’veux dire, mais des gens qui participent au truc, qui lui remettent une gamine et restent regarder voir si tout s’passe bien légalement, ça, c’est vachement pire.

— J’pense que ça dépend du point d’vue où on s’place, dit Chicard d’un air songeur.

— Comment ça ?

— Ben, du point de vue de celui qui s’fait griller vif, ça doit pas changer grand-chose, répondit le caporal avec philosophie.

— Les gens laisseront pas faire ça, je t’ai dit, fit Côlon en ignorant sa remarque. Vous verrez. Ils marcheront sur le palais, et alors, il fera quoi le dragon, hein ?

— Les cramera tous », répondit aussi sec Chicard.

Côlon parut perplexe. « Il ferait pas ça, quand même ? dit-il.

— Moi, j’vois pas ce qui pourrait l’en empêcher, et toi ? » répliqua Chicard. Il jeta un coup d’œil par la porte. « C’était un bon p’tit gars, ce gamin. Faisait des courses pour mon grand-père. Qui aurait dit qu’il se baladerait avec un dragon sur la poitrine… ?

— Qu’est-ce qu’on va faire, sergent ? demanda Carotte.

— J’veux pas finir grillé vif, répondit Côlon. Ma bourgeoise me passerait un savon. Alors j’crois qu’il va falloir qu’on chaispasquoi, là, qu’on proclame ça. Mais t’inquiète pas, mon gars, ajouta-t-il en tapotant le bras musclé du jeune homme et en répétant, comme s’il n’y avait pas vraiment cru lui-même la première fois : On en arrivera pas là. Les gens laisseront jamais faire ça. »

* * *

Dame Ramkin fit courir ses mains sur le corps d’Errol.

« Je suis bien infichue de savoir ce qui se passe là-dedans », dit-elle. Le petit dragon voulut lui lécher le visage. « Qu’est-ce qu’il a mangé ?

— En dernier, c’était une bouilloire, je crois, répondit Vimaire.

— Une bouilloire de quoi ?

— Non. Une bouilloire. Un machin noir avec une anse et un bec. Il l’a reniflée pendant un temps fou, et après il l’a mangée. »

Errol lui sourit faiblement et rota. L’homme et la femme se baissèrent brusquement.

« Oh, et après on l’a trouvé en train de manger la suie de la cheminée », poursuivit Vimaire alors que leurs deux têtes ressortaient au-dessus de la grille.

Ils s’adossèrent à la paroi du caisson renforcé qui faisait partie, avec d’autres, de l’infirmerie de dame Ramkin. Il fallait qu’il soit renforcé. D’ordinaire, l’une des premières réactions d’un dragon malade, c’était de perdre la maîtrise de ses fonctions digestives.

« Il n’a pas l’air franchement patraque, dit dame Ramkin. Seulement gros.

— Il se plaint beaucoup. Et on voit plus ou moins bouger des trucs sous sa peau. Vous savez ce que je pense ? Vous vous souvenez, vous avez dit qu’ils peuvent réorganiser leur système digestif ?

— Oh, oui. Tous les estomacs et concasseurs pancréatiques peuvent s’agencer de différentes manières, vous voyez. Pour tirer profit…

— De tout ce qu’ils trouvent pour faire du feu, termina Vimaire. Oui. Je crois qu’il cherche à produire un genre de feu très puissant. Il veut défier le grand dragon. À chaque fois que l’autre prend l’air, il reste là, à gémir.

— Sans exploser ?

— Pas à ma connaissance. Je veux dire, je suis sûr que dans ce cas-là on l’aurait remarqué.

— Et il mange n’importe quoi ?

— Difficile à dire. Il renifle tout, et la plupart du temps il le mange. Dix litres d’huile de lampe, par exemple. En tout cas, je ne peux pas le laisser là-bas. On ne s’occupe pas de lui comme il faut. Ce n’est pas comme si on avait besoin de savoir où se cache maintenant le dragon, ajouta-t-il amèrement.

— C’est bête de vous en faire pour tout ça, je trouve, dit-elle en ouvrant la marche pour regagner la maison.