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Suivirent des marmonnements du genre : « Y a du vrai dans ce qu’il dit. »

« Mais ils ont été renversés ! fit Côlon.

— Non. Assassinés.

— Pareil. Comprenez, personne va assassiner le dragon. Faudrait autre chose qu’une nuit noire et un couteau aiguisé pour lui régler son compte, ça, je l’sais. »

Je vois ce qu’il veut dire, le capitaine, songea-t-il. Pas étonnant s’il boit toujours un coup après avoir réfléchi à des trucs. On est toujours battu d’avance, et par soi-même. Qu’on donne à n’importe quel Morporkien un gros bâton et il finira par se tabasser tout seul à mort.

« Dis donc, espèce de petit crétin mielleux, fit le premier homme en saisissant le gringalet par le col et en serrant son poing libre, j’ai trois filles, figure-toi, et j’ai pas envie qu’elles se fassent bouffer, figure-toi, merci bien.

— Parfaitement, et l’union, oui… la… fus… »

La voix de Côlon vacilla. Il s’aperçut que tout le reste de l’attroupement regardait fixement en l’air.

Le salaud, se dit-il alors que ses facultés de raisonnement commençaient à s’épuiser. Il doit avoir des pieds de flanelle.

Le dragon changea de position sur le faîte de la maison la plus proche, battit une ou deux fois des ailes, bâilla puis tendit le cou dans la rue en dessous de lui.

L’heureux père de trois filles se retrouva, le poing levé, au milieu d’un cercle en expansion rapide de pavés déserts. Le gringalet se contorsionna, échappa à son étreinte figée et fonça se cacher dans les coins sombres.

On aurait dit, soudain, qu’aucun homme dans le monde entier n’était aussi seul ni aussi dépourvu d’amis.

« Je vois », dit-il calmement. Il jeta un regard mauvais au reptile curieux. En fait, l’animal n’avait pas l’air particulièrement belliqueux. Il regardait l’homme avec ce qui ressemblait à de l’intérêt.

« Je m’en fous ! s’écria-t-il, et les échos de sa voix rebondirent de mur en mur dans le silence. On te défie ! Si tu me tues, autant nous tuer tous ! »

Il y eut quelques raclements de pieds parmi certains éléments de l’attroupement qui n’estimaient pas la chose absolument évidente.

« On peut te résister, tu sais ! grogna l’homme. Pas vrai, vous tous ? C’était quoi, ce slogan sur l’union, sergent ?

— Euh, fit Côlon qui sentait sa moelle épinière se congeler.

— Je te préviens, dragon, l’esprit humain, c’est… »

Les badauds n’eurent jamais la réponse, du moins ce que le malheureux croyait la réponse, même si dans les heures sombres d’une nuit sans sommeil certains d’entre eux auraient pu se rappeler la suite des événements et se faire une opinion assez précise à leur retourner les tripes, à savoir qu’on oublie parfois un détail au sujet de l’esprit humain : il a beau, dans de bonnes conditions, se montrer noble, brave et merveilleux, il demeure aussi, tout bien considéré, seulement humain.

Le feu du dragon le toucha en pleine poitrine. L’espace d’un instant, l’homme demeura visible en une silhouette chauffée à blanc, avant que les restes noirs retombent en vrilles bien ordonnées dans une petite flaque de pavés en fusion.

Le feu s’éteignit.

La foule s’était statufiée, dans l’ignorance de ce qui attirerait le plus l’attention : ne plus bouger ou courir.

Le dragon regardait sous lui, curieux de voir ce qu’ils allaient faire ensuite.

En tant que seul fonctionnaire municipal présent, se dit Côlon, il lui revenait de prendre la situation en main.

Il toussa. « Bon, d’accord, dit-il en s’efforçant d’empêcher sa voix de couiner. Si vous voulez bien circuler, m’sieurs dames. Allons, circulez. Circulez. On se dépêche, s’il vous plaît. »

Il agita les bras dans un vague geste d’autorité tandis que les badauds s’éloignaient nerveusement d’un pas traînant. Du coin de l’œil il vit des flammes rouges derrière les toits et des étincelles qui montaient en spirales dans le ciel.

* * *

Le bibliothécaire entra sur ses phalanges dans la bibliothèque d’ici et maintenant. Chaque poil de son corps se hérissait de fureur.

« Vous pouvez donc pas rentrer chez vous ? » croassa-t-il.

Il ouvrit la porte d’une poussée et se lança dans la ville éprouvée.

Certains allaient bientôt connaître leur pire cauchemar : un bibliothécaire fou. Avec une plaque.

* * *

Le dragon piquait et remontait tranquillement au-dessus de la cité plongée dans la nuit, battant à peine des ailes. Il n’en avait pas besoin. Les courants ascendants lui permettaient de reprendre autant d’altitude qu’il voulait.

Des incendies faisaient rage dans tout Ankh-Morpork. Tant de chaînes s’étaient formées entre le fleuve et les bâtiments en flammes que les seaux se fourvoyaient et se faisaient détourner. Pourtant rien n’obligeait de prendre un seau pour recueillir les eaux turbides de l’Ankh, un filet aurait aussi bien fait l’affaire.

En aval, des équipes d’habitants maculés de fumée s’activaient fiévreusement pour fermer les immenses portes corrodées sous le pont d’Airain. Elles représentaient l’ultime défense d’Ankh-Morpork contre le feu, puisque l’Ankh n’avait alors plus moyen de se déverser et qu’il suintait petit à petit jusqu’à remplir l’espace intra-muros. Auquel cas on risquait de mourir étouffé.

Les citadins qui s’échinaient sur le pont étaient ceux qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas prendre la fuite. Nombre de leurs concitoyens passaient en grouillant les portes de la ville et s’égaillaient sur les plaines glaciales baignées de brume.

Mais leur débandade tourna court. Le dragon exécuta un looping et un virage gracieux au-dessus de l’agglomération dévastée puis franchit les murs en vol plané. Au bout de quelques secondes, les gardes virent des traits de feu actinique s’abattre dans la brume. La marée humaine reflua tandis que le dragon la survolait tel un chien de berger. Les reflets des incendies de la cité martyrisée lui rougissaient le dessous des ailes.

« T’as idée de ce qu’on va faire maintenant, sergent ? » demanda Chicard.

Côlon ne répondit pas. Je voudrais bien que le capitaine soit là, songeait-il. Lui non plus n’aurait pas su quoi faire, mais il disposait d’un bien meilleur vocabulaire pour exprimer son désarroi.

Certains incendies s’éteignirent sous les assauts des eaux montantes et de l’entrelacs des chaînes désordonnées. Apparemment, le dragon n’avait pas envie de recommencer. Il avait montré de quoi il était capable.

« Je m’demande qui ça sera, dit Chicard.

— Quoi ? fit Carotte.

— Le sacrifice, tiens.

— Le sergent a dit que les gens ne laisseraient pas faire ça, répliqua stoïquement Carotte.

— Ouais, bon. Écoute-moi bien : si tu leur dis, aux gens, qu’ils ont le choix, soit on leur crame leur baraque sur la tête, soit une gonzesse qu’ils ont sans doute jamais vue se fait boulotter, eh ben, ça peut leur donner à gamberger. La nature humaine, t’vois.

— Je suis sûr qu’un héros va se montrer au bon moment. Avec une nouvelle espèce d’arme, n’importe quoi. Et le frapper à son point vénérable. »

Suivit le silence d’une attention soudain intense.

« C’est quoi, par exemple ? demanda Chicard.

— Un point. Où il est vénérable. Mon grand-père me racontait souvent des histoires là-dessus. Toucher un dragon dans ses points vénérables, c’est l’tuer.

— Comme lui flanquer un coup d’latte dans les choses ? fit Chicard, intéressé.

— Chaispas. Peut-être. Mais, caporal, je vous ai déjà dit que c’est déloyal de…

— Et il est où, ce point, dis ?