— Vous n’avez aucune preuve, murmura Wonse.
— Bien sûr que je n’en ai pas. Une façon de courir. Un ton anxieux. C’est tout. Mais ça ne compte pas, hein ? Parce que ça ne compterait pas même si j’en avais une, de preuve. Il n’y a personne à qui la présenter. Et vous ne pouvez pas me rendre mon poste.
— Si, je peux ! Je peux, et vous n’êtes pas forcé de rester capitaine…
— Vous ne pouvez pas me rendre mon poste, répéta Vimaire. Ce n’était pas à vous de me l’enlever. Je n’ai jamais été un fonctionnaire de la Ville, ni du roi ni du Patricien. J’étais un fonctionnaire de police, un représentant de la loi. Une loi peut-être corrompue et pourrie, mais la loi quand même. Il n’y en a plus de loi, maintenant, sinon : « Tu te fais griller vif si tu ne fais pas gaffe. « Elle est où, ma place, là-dedans ? »
Wonse se jeta en avant et lui saisit le bras.
« Mais vous pouvez m’aider ! fit-il. Il y a peut-être un moyen de détruire le dragon, dites, ou au moins on peut aider les gens, canaliser les choses pour limiter les dégâts, trouver un terrain d’entente… »
Le poing de Vimaire l’atteignit à la joue et l’envoya valdinguer.
« Il est ici, le dragon. Tu ne peux pas le canaliser, ni le convaincre, ni négocier avec lui. Les dragons, ça ne connaît pas la trêve. Tu l’as fait venir chez nous et maintenant on l’a sur les bras, salaud ! »
Wonse baissa la main de la marque blanche et luisante qu’avait laissée le coup de poing.
« Qu’est-ce que vous allez faire ? » demanda-t-il.
Vimaire n’en savait rien. Il avait passé en revue une dizaine de possibilités, mais la seule vraiment raisonnable, c’était de tuer Wonse. Et face à face, il n’y arriverait pas.
« C’est ça l’ennui avec des gens comme vous, dit Wonse en se relevant. Vous êtes toujours contre tout ce qu’on entreprend pour améliorer le sort de l’humanité, mais vous n’avez jamais rien à proposer vous-mêmes. À la garde ! À la garde ! »
Il adressa un grand sourire dément à Vimaire.
« Vous ne vous attendiez pas à ça, hein ? fit-il. Nous avons encore des gardes, vous savez. Moins qu’avant, bien sûr. Il n’y a pas beaucoup de volontaires pour venir au palais. »
Un piétinement se fit entendre dans le couloir et quatre gardes du palais entrèrent à pas de loup, l’épée à la main.
« J’éviterais de me battre à votre place, poursuivit Wonse.
Ces hommes sont nerveux et prêts à tout. Mais très grassement payés. »
Vimaire ne répondit pas. Wonse était du genre qui pavoise. Il reste toujours une chance avec les types qui pavoisent. L’ancien Patricien n’avait jamais pavoisé, lui, il avait au moins ce mérite-là. Quand il voulait votre mort, vous n’en entendiez jamais parler.
La chose à faire, dans ces cas-là, c’est de jouer le jeu selon les règles.
« Tu ne t’en tireras jamais, lança-t-il.
— Vous avez raison. Vous avez parfaitement raison. Mais jamais, c’est long. Personne ne se tire de quoi que ce soit pour aussi longtemps. Vous aurez tout le loisir de réfléchir à ça, dit Wonse qui fit un signe de tête aux gardes. Jetez-le dans le cachot spécial. Et après, chargez-vous de l’autre petit travail.
— Euh… fit le chef des gardes, l’air hésitant.
— Qu’est-ce qui se passe, mon vieux ?
— Vous… euh… voulez qu’on l’attaque ? » demanda l’homme d’une voix pitoyable. Tout obtus qu’étaient les gardes du palais, ils connaissaient aussi bien que n’importe qui les conventions et savaient que ça ne présage rien de bon quand on leur ordonne de sauter sur un gars dans des circonstances explosives. Le con, il va vouloir jouer les héros, se disait-il. Ce garde n’avait aucunement envie d’un avenir où il serait mort.
« Évidemment, crétin !
— Mais, euh… il n’est que tout seul, fit le capitaine des gardes.
— Et il sourit, ajouta un collègue derrière lui.
— Va sûrement se balancer aux lustres d’une minute à l’autre, fit un troisième. Renverser la table d’un coup de pied, et tout.
— Il n’est même pas armé ! glapit Wonse.
— Ça, c’est les pires, dit le quatrième garde, extrêmement stoïque. Ils sautent, voyez, et ils décrochent du mur une des épées derrière le bouclier au-dessus de la cheminée.
— Ouais, reprit un autre d’un air soupçonneux. Et après, ils vous balancent une chaise.
— Il n’y a pas de cheminée ! Il n’y a pas d’épée ! Il n’y a que lui ! Maintenant, attrapez-le ! » hurla Wonse.
Deux gardes saisirent timidement Vimaire par les épaules.
« Vous allez rien faire d’héroïque, hein ? chuchota l’un d’eux.
— Je ne saurais pas par où commencer, répondit Vimaire.
— Oh. Bon. »
Alors qu’on l’emmenait, le prisonnier entendit Wonse éclater d’un rire dément. Réaction classique des types qui pavoisent.
Mais il avait raison sur un point, le Secrétaire. Vimaire n’avait pas de plan. Il n’avait guère réfléchi à la suite des événements. Il avait été bête, se dit-il, de croire qu’il suffisait d’une confrontation et que tout serait terminé.
Il se demandait aussi ce qu’était l’« autre petit travail ».
Les gardes du palais ne disaient rien mais regardaient fixement droit devant eux ; ils l’entraînèrent à travers la salle dévastée et les décombres d’un autre couloir jusqu’à une porte de mauvais augure. Ils l’ouvrirent, le jetèrent à l’intérieur et repartirent au pas.
Et personne, absolument personne ne remarqua la petite chose fine comme une feuille qui descendit légèrement des ombres du toit en tournoyant sur elle-même comme une graine de sycomore pour atterrir parmi le fatras de babioles du trésor.
Une cosse de cacahuète.
Ce fut le silence qui réveilla dame Ramkin. Sa chambre donnait sur la dragonnerie, et elle avait l’habitude de dormir au milieu des bruissements d’écailles, des grondements occasionnels d’une bête crachant le feu dans son sommeil et des lamentations des femelles gravides. L’absence de tout bruit agissait sur elle comme un réveille-matin.
Elle avait un peu pleuré avant d’aller se coucher, mais pas trop, parce qu’il ne servait à rien de jouer les midinettes et de manquer de dignité. Elle alluma la lampe, enfila ses bottes de caoutchouc, saisit le bâton qui serait peut-être son seul rempart contre la perte théorique de sa vertu et descendit en hâte dans la maison obscure. Tandis qu’elle traversait la pelouse humide vers la dragonnerie, elle eut vaguement conscience qu’il se passait quelque chose en ville, mais ne vit pas l’intérêt de s’y attarder pour l’instant. Ses pensionnaires étaient beaucoup plus importants.
Elle poussa la porte.
Ma foi, ils étaient toujours là. La puanteur familière des dragons des marais, moitié vase d’étang et moitié réaction chimique, jaillit dans la nuit.
Chaque animal, en équilibre sur les pattes arrière au milieu de son parc, le cou arqué, fixait le plafond d’un regard féroce.
« Oh, dit dame Ramkin. Il est encore là-haut, en train de voler, hein ? Il fait l’intéressant. Ne vous inquiétez pas, mes petits. Maman est là. »
Elle posa la lampe sur une étagère en hauteur et se rendit d’un pas bruyant à la stalle d’Errol. « Et alors, mon garçon… » commença-t-elle pour s’arrêter net.
Errol était étendu sur le flanc. Une mince volute de fumée grise lui montait de la gueule, et son ventre se dilatait et se contractait comme un soufflet de forge. Sa peau, à partir du cou, était d’un blanc presque pur.
« Je crois que si jamais je réécris les Maladies, tu auras droit à un chapitre pour toi tout seul, dit-elle tranquillement avant de déverrouiller la porte du box. Voyons si la vilaine température est tombée, d’accord ? »