« Assieds-toi, mon gars », demanda-t-il. Carotte s’assit.
« En fait, dit-il piteusement une fois la grande figure franche de son fils un peu plus près de la sienne, on t’a trouvé un jour dans les bois. Tu marchais à peine et tu errais au bord d’une des pistes… hum. » Le rivet desserré couina. Le nain se jeta à l’eau.
« En fait, tu vois… il y avait des chariots. En feu, quoi. Et des morts. Hum… oui. Très, très morts. À cause de bandits. C’était un sale hiver, cet hiver-là, il en venait de toutes sortes dans les collines… Alors on t’a ramené, évidemment, et après… ben… c’était un long hiver, je t’ai dit, et ta m’man, elle s’est habituée à toi et… ben… on n’a jamais eu l’occasion de demander à Vernessi de se renseigner. Voilà le fin mot de l’histoire. »
Carotte prit la nouvelle plutôt calmement, surtout parce qu’il n’y comprenait quasiment rien. D’ailleurs, pour ce qu’il en savait, être trouvé en train de trottiner dans les bois, c’était la méthode normale d’accouchement. On considère qu’un nain n’est pas en âge de se faire expliquer le processus technique tant qu’il[3] n’a pas atteint la puberté[4].
« D’accord, p’pa, fit-il avant de se pencher jusqu’au niveau de l’oreille de son père. Mais tu sais, je… Tu connais Gougnotte Claqueroche ? Elle est drôlement belle, p’pa, elle a la barbe douce comme… euh… comme quelque chose de très doux… On s’entend bien, et…
— Oui, dit le nain avec froideur. Je sais. Son père m’en a touché un mot. » Et aussi sa mère à la tienne, ajouta-t-il à part lui ; et après, ta mère m’en a touché un mot à son tour. Ou plutôt on a eu des mots.
Ce n’est pas qu’ils ne t’aiment pas, tu es un garçon sérieux, tu travailles bien, tu ferais un bon gendre. Tu en ferais même quatre à toi tout seul. Voilà l’ennui. Et de toute façon, elle n’a que soixante ans. Ce n’est pas convenable. Pas bien, ça.
Il avait entendu parler d’enfants élevés par des loups. Il se demanda s’il arrivait au meneur de la bande de régler des problèmes aussi épineux. Peut-être qu’il emmenait le gamin quelque part, dans une clairière tranquille et lui disait : Écoute, fiston, tu dois t’étonner de ne pas être aussi poilu que les autres…
Il en avait parlé avec Vernessi. Un homme sérieux, cet homme-là. Évidemment, il avait connu son père, à Vernessi. Et aussi son grand-père, maintenant qu’il y pensait. Les humains n’avaient pas l’air de durer longtemps, sans doute à cause des gros efforts déployés pour pomper le sang à de telles hauteurs.
« Là, y a un problème, Majesté. Pour ça, oui, avait dit le vieil homme tandis qu’ils partageaient une goutte d’alcool sur un banc à l’extérieur du puits n°2.
— C’est un bon garçon, remarquez, fit le roi[5]. Une bonne nature. Honnête. Pas franchement brillant, mais quand on lui dit de faire quelque chose, il n’a de cesse de l’avoir fini. Obéissant.
— Vous pourriez lui couper les jambes, dit Vernessi.
— Ses jambes, c’est pas ça qui va poser problème, fit sombrement le roi.
— Ah. Oui. Ben, dans ce cas, vous pourriez…
— Non.
— Non, admit pensivement Vernessi. Hmm. Bon, alors, ce que vous devriez faire, c’est l’envoyer au loin pendant un moment. Qu’il se mêle un peu aux humains. » Il se carra sur le banc. « Ce que vous avez là, Majesté, c’est un canard, ajouta-t-il d’un air entendu.
— À mon avis, faut pas que je lui dise ça. Il refuse déjà de croire qu’il est humain.
— Je veux dire un canard au milieu de poulets. Un phénomène bien connu des cours de fermes. Il trouve qu’il n’arrive pas à bien picorer et il ne sait pas ce que c’est que nager. » Le roi écoutait poliment. Les nains ne s’intéressent guère à l’agriculture. « Mais envoyez-le voir des tas d’autres canards, laissez-le se mouiller les pattes, et il ne s’amusera plus à courir après les poules de Barbarie. Et en voiture Simone. »
Vernessi se renversa en arrière, l’air plutôt content de lui.
Quand on passe une grande partie de sa vie sous terre, on développe un esprit extrêmement prosaïque. Les nains n’ont pas l’usage des métaphores et autres procédés de langage assimilés. Les cailloux sont durs, l’obscurité obscure. Vouloir perdre son temps avec des descriptions pareilles, c’est s’attirer de gros ennuis, voilà leur devise. Mais après avoir discuté pendant deux siècles avec des humains, le roi avait, au prix de gros efforts, comme qui dirait acquis un outillage mental presque suffisant pour saisir leur pensée.
« Je ne m’appelle pas Simone, mais j’ai un oncle Smon, Smon Fortdubras, et il a bien une voiture.
— Ça revient au même. »
Suivit une pause pendant laquelle le roi soumit les paroles de Vernessi à une analyse poussée.
« Vous dites, fit-il en pesant chaque mot, qu’on devrait envoyer Carotte pour qu’il devienne un canard chez les humains parce que Smon Fortdubras a une voiture.
— C’est un brave garçon. Beaucoup de débouchés pour un grand gars costaud comme lui, dit Vernessi.
— J’ai entendu dire que des nains partent parfois travailler à la grand-ville, dit le roi d’une voix hésitante. Et ils renvoient de l’argent à leurs familles, ce qui est très louable et très correct.
— Eh bien, voilà. Trouvez-lui un emploi dans… dans… – Vernessi chercha l’inspiration – dans le Guet, quelque chose comme ça. Mon arrière-grand-père était dans le Guet, vous savez. Bon boulot pour un grand gars, qu’il disait, mon grand-père.
— C’est quoi, un guet ? demanda le roi.
— Oh, répondit Vernessi avec l’air vague de celui dont la famille n’a pas voyagé à plus de trente kilomètres depuis trois générations, ils s’occupent de vérifier que les gens respectent la loi et font ce qu’on leur dit.
— Un souci fort convenable, dit le roi, lequel, étant d’ordinaire celui qui disait quoi faire aux autres, avait des vues bien arrêtées sur la question.
— Évidemment, ils n’embauchent pas n’importe qui, fit Vernessi qui draguait le fond de sa mémoire.
— Je m’en doute bien, pour une tâche aussi importante. J’écrirai à leur roi.
— Je ne crois pas qu’ils aient un roi, là-bas. Seulement quelqu’un qui leur dit quoi faire. »
Le roi des nains ne sourcilla pas. Pour ce qu’il en savait, c’était à quatre-vingt-dix-sept pour cent la définition de la royauté.
Carotte prit la nouvelle sans faire d’histoires, comme lorsqu’on lui donnait des instructions pour rouvrir le puits n°4 ou tailler des madriers en guise d’étais. Tous les nains sont par nature consciencieux, sérieux, instruits, obéissants et réfléchis ; ils n’ont qu’un petit défaut : la manie, après un verre, de se ruer sur leurs ennemis en criant « arrrrrrgh ! » pour leur trancher les jambes à la hache au niveau des genoux. Carotte ne voyait aucune raison d’être différent. Il irait dans cette ville – quel que soit le sens à donner à ce mot – et on ferait de lui un homme.
Ils n’embauchaient que les meilleurs, des messieurs, des vrais, avait dit Vernessi. Un garde du guet devait être un combattant accompli et irréprochable dans ses pensées, ses paroles et ses actes. Du fin fond de sa réserve ancestrale d’anecdotes, le vieillard avait remonté des histoires de poursuites au clair de lune sur les toits et de batailles terribles contre des gredins que son arrière-grand-père avait évidemment vaincus malgré leur supériorité numérique écrasante.
Carotte devait reconnaître que c’était plus alléchant que le travail à la mine.
Après un temps de réflexion, le roi avait écrit au dirigeant d’Ankh-Morpork et lui avait respectueusement demandé si on pouvait songer à Carotte pour un poste parmi ces Messieurs dont avait parlé Vernessi.
3
Les nains utilisent le pronom masculin pour désigner les deux sexes. Tous les nains portent la barbe et jusqu’à douze couches de vêtements. Le genre est plus ou moins facultatif.