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Elle tendit le bras pour lui caresser la peau et sursauta. Elle retira sa main en vitesse et regarda les ampoules se former au bout de ses doigts.

Errol était si froid qu’il brûlait.

Alors qu’elle le contemplait, les petites marques rondes laissées par sa chaleur humaine s’embuèrent de givre.

Dame Ramkin s’accroupit.

« Quelle espèce de dragon tu es, toi… ? »

Elle entendit au loin qu’on frappait à la porte d’entrée de la maison. Elle hésita un instant, puis souffla la lampe, se glissa pesamment sur toute la longueur de la dragonnerie, écarta le bout de toile à sac qui masquait la fenêtre.

Les premières lueurs de l’aube lui révélèrent la silhouette d’un garde debout sur son seuil, dont le plumet s’agitait au vent.

Elle se mordit la lèvre, paniquée, revint précipitamment à la porte, fonça sur la pelouse, s’engouffra dans la maison et grimpa l’escalier quatre à quatre.

« Idiote, idiote », marmonna-t-elle en s’apercevant qu’elle avait laissé la lampe en bas dans la dragonnerie. Mais inutile d’y songer. Le temps d’aller la chercher, Vimaire risquait d’être reparti.

En se repérant au toucher et de mémoire dans l’obscurité, elle trouva sa meilleure perruque et se l’enfonça sur le crâne. Quelque part sur sa coiffeuse, au milieu des onguents et des remèdes pour dragons, elle avait un flacon, si elle se rappelait bien, affublé du nom de Rosée nocturne ou d’un autre tout aussi mal approprié, lointain cadeau d’un neveu malavisé. Elle en renifla plusieurs avant d’en dénicher un qui, d’après l’odeur, devait être le bon. Même pour un nez dont la plupart des cellules sensorielles avaient depuis longtemps fermé boutique devant l’odeur suffocante des dragons, il avait l’air, disons, plus puissant que dans son souvenir. Mais, apparemment, les hommes aimaient ça. Du moins l’avait-elle lu. De foutues bêtises, oui. Elle tirailla sur le bord supérieur de sa chemise de nuit soudain bien trop sage, pour lui donner une inclinaison qui révélait sans vraiment dévoiler, et se dépêcha de redescendre l’escalier.

Elle s’arrêta devant la porte, prit une profonde inspiration, actionna la poignée et s’aperçut au moment où elle ouvrait qu’elle aurait dû ôter ses bottes de caoutchouc…

« Dites, capitaine, fit-elle d’un ton engageant, en voilà une… Vous êtes qui, vous, bons dieux ? »

Le chef de la Garde du palais recula de plusieurs pas et, parce qu’il était de souche paysanne, traça en l’air quelques signes furtifs afin de chasser les esprits malfaisants. Sans effet, visiblement. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la créature était toujours là, elle écumait toujours de rage, dégageait toujours des relents écœurants de fermentation, toujours coiffée d’une masse bouclée de guingois, elle se dressait toujours derrière une poitrine frémissante qui lui assécha le voile du palais…

Il en avait entendu parler, de ces créatures. Des harpies, on appelait ça. Qu’avait-elle fait de dame Ramkin ?

La vue des bottes en caoutchouc l’avait cependant troublé. Les légendes sur les harpies ne faisaient guère mention de bottes en caoutchouc.

« Allez-y, parlez, mon vieux, tonitrua dame Ramkin en remontant d’une saccade l’encolure de sa chemise de nuit à un niveau plus respectable. Ne restez donc pas là, à ouvrir et refermer la bouche. Vous voulez quoi ?

— Dame Sybil Ramkin ? demanda le garde, non pas du ton poli de qui cherche une simple confirmation, mais du ton incrédule de qui envisage mal une réponse affirmative.

— Servez-vous de vos yeux, jeune homme. Qui croyez-vous que je sois ? »

Le garde se ressaisit.

« C’est-à-dire que j’ai là une assignation pour dame Sybil Ramkin », fit-il, hésitant.

La voix de dame Ramkin avait de quoi le ratatiner sur pied. « Comment ça, une assignation ?

— Pour vous présenter au palais, comprenez.

— Je ne vois pas pourquoi je serais obligée d’y aller si tôt le matin », dit-elle, et elle voulut claquer la porte. Laquelle refusa de se fermer à cause de la pointe d’épée qui la bloqua au dernier moment.

« Si vous v’nez pas, dit le garde, j’ai ordre de prendre des mesures. »

Le battant se rouvrit à toute vitesse ; la figure de dame Ramkin se pressa contre celle de l’homme et son parfum de pétales de roses en décomposition manqua l’assommer net.

« Si vous vous figurez que vous allez poser la main sur moi… » commença-t-elle.

Le garde jeta un coup d’œil en coin, l’espace d’un instant, vers la dragonnerie. Sybil Ramkin pâlit.

« Vous ne feriez pas ça ! » siffla-t-elle.

Il déglutit. Bien qu’effrayante, elle n’était qu’humaine. Elle ne pouvait que lui arracher la tête métaphoriquement avec les dents. Il existait des trucs bien pires que dame Ramkin, même si, il fallait le reconnaître, ils ne se trouvaient pas à cet instant précis à moins de dix centimètres de son nez.

« De prendre des mesures », répéta-t-il dans un croassement.

Elle se redressa et toisa le rang de gardes derrière lui.

« Je vois, dit-elle d’un ton glacial. C’est comme ça, hein ? À six pour venir chercher une faible femme. Très bien. Vous permettez, bien entendu, que j’aille prendre un manteau. Il fait plutôt frisquet. »

Elle claqua la porte.

Les gardes du palais battirent de la semelle dans le froid et s’efforcèrent de ne pas se regarder. À l’évidence, ce n’était pas comme ça qu’on arrêtait les gens. On ne leur permettait pas de faire attendre l’autorité sur le seuil, ça n’était pas dans l’ordre des choses. D’un autre côté, la seule autre solution, c’était d’entrer dans la maison et de l’en tirer de force, une solution pour laquelle personne ne montrait beaucoup d’enthousiasme. Et puis le capitaine n’était pas sûr d’avoir assez d’hommes pour tirer dame Ramkin de force où que ce soit. Il en aurait fallu des milliers, organisés par équipes et pourvus de rouleaux en billes de bois.

La porte se rouvrit en grinçant pour ne révéler que l’obscurité et l’odeur de renfermé du hall d’entrée.

« D’accord, les gars… » fit le capitaine, inquiet.

Dame Ramkin apparut. Le capitaine eut la vision brève et floue de la femme qui franchissait la porte d’un bond en hurlant, et il ne se serait peut-être rien rappelé d’autre si un garde n’avait pas eu la présence d’esprit de la faire trébucher au moment où elle dévalait les marches. Elle plongea en avant en jurant, laboura la pelouse envahie de hautes herbes, donna de la tête contre une statue effritée d’un ancien Ramkin et s’arrêta en bout de glissade.

L’épée à deux mains qu’elle avait tenue atterrit à côté d’elle, droite comme un piquet, vibra quelques secondes et s’immobilisa.

Au bout d’un moment, un des gardes s’avança prudemment à pas de loup et tâta la lame du doigt.

« Nom des dieux, dit-il d’une voix où se mêlaient horreur et respect. Et c’est elle qu’il veut bouffer, le dragon ?

— Ça s’explique, dit le capitaine. Y s’trouve que c’est la dame de plus haute naissance de la ville. J’sais pas si c’est une jeune fille, ajouta-t-il, et j’aime mieux pas vérifier pour l’instant. Que quelqu’un s’en aille chercher une carriole. »

Il se palpa l’oreille, entaillée par la pointe de l’épée. Il n’était pas d’un naturel méchant, mais en ce moment il était sûr de préférer mettre une peau de dragon bien épaisse entre Sybil Ramkin et lui lorsqu’elle se réveillerait.

« On était pas censés lui tuer ses dragons de compagnie, mon capitaine ? demanda un autre garde. Je croyais que monsieur Wonse avait dit quelque chose, comme quoi fallait tuer tous les dragons.