Côlon le recracha. « Décidez-vous, dit-il. J’ai la jambe qui s’engourdit. »
Vimaire se releva sur les pavés glissants et fixa le bibliothécaire. Il faisait une découverte qui en avait choqué plus d’un, généralement dans des circonstances beaucoup plus désagréables comme une bagarre au Tambour Rafistolé quand l’anthropoïde avait envie d’un peu de calme pour savourer une bonne bière et réfléchir, et cette découverte c’était : le bibliothécaire ressemblait peut-être à un sac de caoutchouc gonflé, oui, mais gonflé de muscles.
« Incroyable », voilà tout ce qu’il trouva à dire. Il baissa les yeux sur les barreaux tordus et se sentit se rembrunir. Il saisit le métal déformé. « Tu ne saurais pas où est Wonse, des fois ? ajouta-t-il.
— Eeek ! » Le bibliothécaire lui brandit sous le nez un bout de parchemin en lambeaux. « Eeek ! »
Vimaire lut.
Il sied… attendu… à midi sonnant… une damoiselle pure mais de haut lignage… contrat entre gouvernant et gouvernés…
« Dans ma ville ! grogna-t-il. Dans ma putain de ville ! »
Il agrippa le bibliothécaire à deux mains par les poils de la poitrine et le hissa à hauteur d’yeux.
« Quelle heure il est ? cria-t-il.
— Oook ! »
Un bras démesuré à poils roux se déplia à la verticale. Le regard de Vimaire suivit le doigt pointé. Le soleil donnait vraiment l’impression d’un corps céleste presque à l’apogée de son orbite qui attend impatiemment la longue descente paresseuse en roue libre vers la couette du crépuscule…
« Je ne vais pas laisser faire ça, nom des dieux, compris ? brailla Vimaire en secouant l’anthropoïde d’avant en arrière.
— Oook, fit remarquer le bibliothécaire avec patience.
— Quoi ? Oh. Pardon. » Vimaire reposa le primate qui eut la sagesse de ne pas en faire une histoire, car un homme assez furieux pour soulever cent cinquante kilos d’orang-outan sans s’en apercevoir est un homme qui a trop de soucis en tête.
À présent il faisait des yeux le tour de la cour.
« Y a moyen de sortir d’ici ? demanda-t-il. Sans grimper aux murs, j’entends. »
Il n’attendit pas la réponse mais longea les murs par bonds et finit par trouver une porte étroite et sale qu’il ouvrit d’un coup de pied. Elle n’était pas fermée à clé, mais il lui donna quand même un coup de pied. Le bibliothécaire le suivit en se déhanchant sur ses articulations et en traînant les pieds.
La cuisine de l’autre côté de la porte était presque vide, le personnel ayant finalement perdu son sang-froid et conclu que tout chef prudent devait s’abstenir de travailler dans un établissement où régnait une plus grande gueule que soi. Deux gardes du palais avalaient un déjeuner froid.
« Écoutez, dit Vimaire, je ne tiens pas à… »
Mais ils ne voulurent pas l’écouter. L’un d’eux tendit la main vers une arbalète.
« Oh, y en a marre. » Vimaire empoigna un couteau de boucher sur un billot voisin et le lança.
Le lancer de couteau est un art, mais encore faut-il le bon type de couteau. Sinon il se produit ce qui se produisit alors, il manque complètement sa cible.
Le garde à l’arbalète se pencha de côté, se redressa et découvrit qu’un ongle violet bloquait sans forcer le mécanisme de son arme. Il regarda autour de lui. Le bibliothécaire lui flanqua un coup pile sur le haut du casque.
L’autre garde recula en agitant frénétiquement les mains.
« Nonnonnon ! fit-il. On s’est pas compris ! C’est quoi, ce que vous teniez pas à faire, vous avez dit ? Gentil, le singe !
— Oh, bon sang, dit Vimaire. La gaffe ! »
Il ignora les cris terrifiés et farfouilla dans les débris de la cuisine jusqu’à ce qu’il trouve un couperet. Il ne s’était jamais senti à l’aise avec les épées, mais un couperet, c’était autre chose. Un couperet, ç’a du poids. Ç’a une fonction. L’épée offre une certaine noblesse – sauf celle de Chicard, par exemple, que seule la rouille empêchait de tomber en poussière – mais le couperet, lui, manifeste une étonnante aptitude à couper.
Il se détourna de la leçon de zoologie – à savoir qu’aucun singe n’était capable de faire rebondir quelqu’un par terre par les chevilles –, découvrit une porte engageante et s’empressa de la passer. Il se retrouva une fois encore dehors, sur la grande aire pavée qui entourait le palais. Maintenant il pouvait s’orienter, maintenant il pouvait…
Un grondement tomba du ciel au-dessus de lui. Un coup de vent s’abattit de haut en bas et le renversa.
Le roi d’Ankh-Morpork, les ailes déployées, traversa l’espace en vol plané et se posa un instant sur le portail du palais, ses serres creusant de longues balafres dans la pierre tandis qu’il cherchait son équilibre. Le soleil se réfléchit sur son dos arqué lorsqu’il tendit le cou, rugit un jet de feu paresseux et bondit à nouveau en l’air.
Vimaire ne put retenir un grognement animal – de mammifère – au fond de sa gorge et courut à toutes jambes dans les rues vides.
Le silence régnait dans la demeure ancestrale des Ramkin. La porte d’entrée battait sur ses gonds, laissant passer un vent vulgaire, mal élevé, qui se promenait dans les pièces désertes, regardait partout bouche bée et cherchait la poussière sur les meubles. Il montait l’escalier et pénétrait bruyamment dans la chambre de dame Ramkin, agitait les flacons sur la coiffeuse et feuilletait les pages des Maladies du dragon.
Un lecteur vraiment rapide aurait appris tous leurs symptômes depuis l’Abcès à l’abdomen jusqu’au Zygomatique en zigzag.
Et en bas, dans le bâtiment trapu, chaud et fétide qui abritait les dragons des marais, on aurait dit qu’Errol les présentait tous, ces symptômes. Désormais assis au milieu de son box, il se balançait et gémissait doucement. De la fumée blanche s’échappait lentement de ses oreilles et se propageait à ras le sol. De quelque part dans son ventre gonflé parvenaient des explosions hydrauliques confuses, comme si des équipes de gnomes s’acharnaient à percer un tunnel dans une falaise en plein orage.
Ses naseaux grands ouverts se tournaient dans tous les sens, plus ou moins de leur propre chef.
Les autres dragons tendaient le cou par-dessus le mur de leurs stalles et l’observaient d’un œil prudent.
Un nouveau grondement gastrique retentit au loin. Errol bougea péniblement.
Les dragons échangèrent des regards. Puis, un à un, ils se couchèrent soigneusement par terre et se plaquèrent les pattes sur les yeux.
Chicard pencha la tête de côté.
« Ça m’a pas l’air mal, dit-il d’un ton critique. On y est presque, p’t-être bien. J’pense que les chances d’un gus avec la bouille pleine de suie, qui tire la langue et qui s’tient sur une patte en chantant la Chanson du hérisson, ouais, j’pense que ses chances de toucher les vénérables d’un dragon seraient… Tu dirais quoi, toi, Carotte ?
— D’une sur un million, je pense », répondit vertueusement Carotte.
Côlon leur jeta un regard noir.
« Écoutez, les gars, vous m’faites pas marcher, hein ? »
Carotte baissa les yeux sur la place en dessous d’eux.
« Oh, nom des dieux, lâcha-t-il doucement.
— Qu’esse y a ? demanda aussitôt Côlon en regardant autour de lui.
— Ils enchaînent une femme à un rocher ! »
Les hommes du Guet observèrent la scène par-dessus le parapet. L’immense foule silencieuse qui bordait la place la suivait aussi, elle fixait la silhouette blanche qui se débattait entre une demi-douzaine de gardes du palais.