« Vaudrait mieux rappliquer tout d’suite, mon capitaine, dit-il. Ça va être un putain d’meurtre ! »
Vimaire agita une main dans sa direction. « En ce qui me concerne, marmonna-t-il en évitant le regard noir de Sybil Ramkin, il l’a bien cherché.
— C’est pas ça, dit Côlon. C’est Carotte. Il a arrêté le dragon. »
Vimaire marqua un temps.
« Comment ça, arrêté ? fit-il. Vous ne voulez pas dire ce que je crois que vous voulez dire, hein ?
— P’t-être que si, mon capitaine, répondit Côlon en hésitant. P’t-être que si. Il a foncé sur le tas de décombres comme une flèche, mon capitaine, il l’a alpagué par une aile et il a dit : « T’es fait aux pattes, mon pote », mon capitaine. J’pouvais pas y croire, mon capitaine. Mon capitaine, y a que…
— Oui ? »
Le sergent sautilla encore d’un pied sur l’autre. « Vous savez, vous avez dit qu’on devait pas molester les prisonniers, mon capitaine… »
La poutre de faîtage était grosse et lourde et le mouvement de faux plutôt lent, mais les malchanceux qu’elle toucha boulèrent au tapis pour le compte.
« Maintenant, écoutez, fit Carotte en la ramenant et en repoussant son casque, je ne veux plus avoir à le redire, compris ? »
Vimaire s’ouvrit un chemin à coups d’épaules dans la foule compacte, les yeux fixés sur la silhouette massive au sommet du tas de décombres et de dragon. Carotte tournait lentement en tenant le madrier comme un banal bourdon. Son regard balayait la populace comme un faisceau de phare. Là où il tombait, elle baissait les armes, la mine grise et mal à l’aise.
« Je dois vous avertir, poursuivit Carotte : faire obstruction à un représentant de la loi dans l’exercice de ses fonctions est un délit grave. Et je tomberai comme une tonne de briques sur le dos du premier qui lancera une pierre. »
Un caillou rebondit sur l’arrière de son casque. Suivi d’une rafale de quolibets.
« On va s’occuper d’lui, nous autres !
— Parfaitement !
— C’est pas un garde qui va nous donner des ordres !
— Quis custodiet costard ?
— Ouais ? Parfaitement ! »
Vimaire tira le sergent vers lui. « Allez me chercher des cordes. Plein de cordes. Les plus grosses que vous trouverez. Je pense qu’on pourra… oh, lui ligoter les ailes ensemble, peut-être, et lui saucissonner la gueule pour l’empêcher de cracher le feu. »
Côlon le regarda d’un air interrogateur.
« Vous êtes sérieux, mon capitaine ? Vous allez vraiment l’arrêter ?
— Exécution ! »
On l’a déjà arrêté, songea-t-il en s’ouvrant un chemin dans la foule. Personnellement, j’aurais préféré le larguer en mer, mais on l’a arrêté, et maintenant il faut s’occuper de lui ou le laisser repartir libre.
Il sentit ses résolutions sur le monstre fondre face à la populace. On allait en faire quoi ? Le juger équitablement, répondit-il, puis l’exécuter. Pas le tuer. C’est ce que font les héros dans les pays incultes. On ne peut pas s’y prendre comme ça dans les villes. Ou plutôt si, on peut, mais dans ce cas, autant brûler tout de suite Ankh-Morpork et repartir à zéro. Il faut agir… disons, dans les règles.
C’est ça. On a essayé tout le reste. Alors on pourrait aussi bien essayer d’agir dans les règles.
N’importe comment, ajouta-t-il mentalement, c’est un garde municipal qui se trouve là-haut. Faut qu’on se serre les coudes. Personne d’autre n’aura envie de nous soutenir.
Une silhouette massive devant lui ramena en arrière un bras armé d’une demi-brique.
« Lance cette brique, et t’es mort », dit Vimaire qui baissa vite la tête et se fraya un chemin dans la cohue pendant que le lanceur en puissance regardait autour de lui d’un air étonné.
Carotte releva son madrier d’un geste menaçant lorsque Vimaire escalada le tas de décombres.
« Oh, salut, capitaine Vimaire, fit-il en rabaissant la poutre, je dois signaler que j’ai arrêté ce…
— Oui, je vois ça, dit Vimaire. Tu as une idée sur ce qu’on fait maintenant ?
— Oh, oui, mon capitaine. Je dois lui lire ses droits, mon capitaine, répondit Carotte.
— En dehors de ça, j’entends.
— Pas vraiment, mon capitaine. »
Vimaire considéra les bouts du dragon encore visibles sous les gravats. Comment tuer un bestiau pareil ? Il faudrait une journée entière.
Un gros caillou lui rebondit sur le plastron.
« Qui a fait ça ? » La voix cingla comme une mèche de fouet.
La foule se tut.
Sybil Ramkin grimpa comme elle put sur les décombres, les yeux en feu, et contempla la populace d’un air furieux.
« J’ai dit, répéta-t-elle : qui a fait ça ? Si le coupable ne se dénonce pas, je vais me mettre très en colère ! Vous devriez tous avoir honte ! »
Elle avait monopolisé leur attention. Plusieurs badauds qui tenaient des pierres ou autre chose les laissèrent discrètement tomber par terre.
Le vent fit claquer ce qu’il restait de sa chemise de nuit lorsque Sa Seigneurie prit une nouvelle posture pour mieux les haranguer.
« Voici le courageux capitaine Vimaire…
— Oh, dieux, fit d’une petite voix Vimaire qui se rabaissa son casque sur les yeux.
— … et ses intrépides adjoints, qui ont pris la peine de venir ici aujourd’hui pour sauver… »
Vimaire empoigna Carotte par le bras et l’entraîna à force de manœuvres sur le bord opposé du monticule.
« Ça va, mon capitaine ? demanda l’agent. Vous êtes tout rouge.
— Ne t’y mets pas toi aussi, cracha Vimaire. J’ai bien assez comme ça des coups d’œil égrillards de Chicard et du sergent. »
À son grand étonnement, Carotte lui tapota l’épaule avec sympathie.
« Je sais ce que c’est, compatit le jeune homme. J’avais une petite amie, là-bas, chez moi, son nom, c’était Gougnotte, et son père…
— Écoute, pour la dernière fois, il n’y a absolument rien entre… » commença Vimaire.
Ils entendirent un raclement à côté d’eux. Une petite avalanche de plâtre et de chaume roula au bas du monticule. Les décombres se soulevèrent et ouvrirent un œil. Une grosse pupille noire luisante injectée de sang s’efforça de faire le point sur les deux hommes.
« On est fous, sûrement, dit Vimaire.
— Oh, non, mon capitaine, fit Carotte. Il existe des tas de précédents. En 1135, on a arrêté une poule qui avait chanté le jeudi du Gâteau des Morts. Et sous le régime du seigneur Psychonévrotik Claqueboîte, on a exécuté une colonie de chauves-souris pour violations répétées du couvre-feu. C’était en 1401. En août, je crois. Grande époque pour la loi, en ce temps-là, rêvassa Carotte. En 1321, vous savez, on a poursuivi un nuage qui avait caché le soleil au moment le plus important de la cérémonie d’investiture du comte Forcené Hargath.
— J’espère que Côlon va se magner avec… » Vimaire s’arrêta. Il fallait qu’il sache. « Comment ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’on peut faire à un nuage ?
— Le comte l’a condamné à la lapidation, répondit Carotte. Il paraît que trente et une personnes ont été tuées. » Il sortit son carnet et lança un regard mauvais au dragon.
« Il nous entend, vous croyez ?
— J’imagine.
— Bon, alors. » Il s’éclaircit la gorge et se retourna vers le reptile stupéfait. « Il est de mon devoir de vous prévenir que vous risquez d’être inculpé pour l’ensemble ou une partie des chefs d’accusation suivants, à savoir : grand un, (petit un), i, le 18 ou aux alentours du 18 de gruin dernier, dans le passage dit Tourtereau, aux Ombres, vous avez illégalement craché du feu d’une manière susceptible de causer de graves dommages corporels, en contradiction avec la clause sept de la loi sur les procédés industriels, 1508 ; ensuite, grand un, (petit un), ii, le 18 ou aux alentours du 18 gruin dernier, dans le passage dit Tourtereau, aux Ombres, vous avez causé ou amené à causer la mort de six personnes inconnues… »