Sa patience ne la quitta qu’une minute, où je faillis me verrouiller d’un non définitif. Je venais de passer deux heures chez Marie à Villemomble, de boire un thé fadasse, accompagné de petits fours trop secs — des petits fours de célibataire — mais aussi de ce brillant bavardage dont sont toujours friands les petits intellectuels et que Laure n’a pas le temps de m’offrir. France-Soir sous le bras, je hâtais le pas, à peu près sûr d’être deviné par ma belle-sœur, qui connaît mes heures, et d’avoir devant moi, pour la soirée, un visage de bois. Bien entendu, j’avais pris mon trottoir, côté pair, pour tâcher d’éviter Mamette, embusquée depuis le mois de juin derrière la fenêtre ouverte, son observatoire d’été.
Peine perdue. À demi soulevée sur les avant-bras, pointant le nez entre le pot d’herbe aux chats et une cactée menaçante, elle surveillait la rue.
« Daniel, cria-t-elle, vous voulez me passer le journal ? »
On ne pense pas à tout. Il ne fallait pas acheter le journal. Je traversai. Mamette happa France-Soir, mais ne l’ouvrit même pas. Assise en majesté et, pour plus de solennité, écartant son chat, elle croisait les bras, rentrait le menton dans la peau flottante de son cou.
« Je ne suis pas fâchée de vous tenir, dit cette aïeule grave, mais zozotant un peu, à cause de l’éternel bonbon à la menthe collé sous sa gencive. Il faut que je vous parle. Est-ce que vous ne voyez pas, vraiment, que Laure n’en peut plus ? »
J’eus peur, tout de suite. Étions-nous au bord de la grande explication ? Cette phrase, d’ailleurs, cette phrase-là, exactement, elle me l’avait déjà lancée, des années plus tôt. Mais il s’agissait de Gisèle, de ma femme, qu’il était urgent de retenir. Je ne retenais pas Laure.
« Si elle n’en peut plus, qu’elle se repose ! Nous nous débrouillerons, fis-je, stupide.
— Vous savez très bien qu’il ne s’agit pas de ça, reprit Mme Hombourg, cassante, presque indignée. Elle perd son temps et sa jeunesse. Elle se ronge.
— Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la marier.
— Tout ce que vous avez pu, vraiment ! »
Tout ce que j’avais pu, vraiment. N’avais-je pas amorcé deux ou trois tentatives pour trouver des partis honorables et, récemment encore, présenté un collègue devant qui Mamette avait tant poussé de soupirs, tant aiguisé de sourires que j’avais dû m’excuser auprès du malheureux. Vexé (parce qu’il était vrai que Laure perdait chez moi son temps et sa jeunesse, que je l’exploitais, avec son consentement), je me tenais à quatre pour ne pas crier : « Mille regrets. S’il est d’usage dans les familles de sauter sur le veuf pour l’accrocher à la vieille fille, tant pis ! après l’échec que vous savez, je n’ai pas envie de refaire un mariage d’occasion. » Mais Mme Hombourg savait s’arrêter à temps :
« Franchement, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux qu’elle s’en aille, reprit-elle, baissant le ton. Ici, elle est prise dans un engrenage dont elle ne peut sortir. »
Elle était enfin sincère. Cet engrenage-là, cette mécanique, depuis des années, pour ne pas l’entendre grincer, j’y mettais beaucoup d’huile. Par prudence, je contrattaquai :
« Si je comprends bien, Laure vous a chargée… »
Mamette ne me laissa pas le temps d’achever :
« Ça non, protesta-t-elle, vous la connaissez. Elle se tait comme on se tue. Elle m’arracherait la langue, si elle m’entendait. »
Elle dépliait France-Soir, côté pile : Le crime ne paie pas, Les amours célèbres. Puis, retournant le journal, elle inspecta les gros titres, ajusta ses lunettes, les ôta, les remit. Mais comme j’avançais le pied, doucement, pour dériver vers le pair, elle se ravisa, relança le harpon :
« Excusez-moi, Daniel. Je suis sans doute une vieille dame idiote. Le commandant, qui m’aimait bien, se faisait un plaisir de me le répéter. Pourtant, malgré mon âge, je supporte assez mal d’être veuve ; je me sens sur une patte, comme le héron. Je me demande de quel bois vous êtes fait, vous, qui êtes encore jeune, pour rester solitaire. »
Point de liaison, n’est-ce pas ? Succession fortuite de maternelles remarques. Le reste était inévitable :
« Personne ne vous en voudrait, vous savez, si vous songiez à vous remarier.
— J’y ai songé, ma mère. »
Partie nulle. Six mots secs, à double sens, nous interdisaient d’aller plus loin. On me conseillait de convoler. J’y avais pensé, en effet. Mais si ce n’était pas celui de Laure, un nom, pour Mamette, valait un non. D’un coup de langue je la vis avaler le bonbon à la menthe, aussi longuement resucé que ses tendres projets.
« Je vous fais confiance, dit-elle précipitamment. Je sais bien que, si vous vous décidez, ce sera pour quelqu’un que les enfants puissent accepter. »
Durant quelque temps elle se tint coite, m’épargnant de telles scènes, où je forçais mon talent qui ne fut jamais d’être odieux. Mes reparties, du reste, ne laissaient pas de m’étonner. Nul doute que ma faiblesse s’y contractât, aidée par le fait que ma belle-mère, malgré ses airs, tournait autour des choses, jouant ainsi le plus mauvais rôle qu’on puisse tenir auprès de moi : celui de solliciteuse. Cette hargne semblait me prêter du caractère et j’imagine qu’elle faisait beaucoup pour nous persuader tous — les Hombourg comme moi-même — d’un sentiment dont je n’étais pas sûr, alors que j’avais moins envie de Marie que peur de Laure et, probablement, peur du mariage, avec l’une comme avec l’autre.
De toute façon je n’en étais pas fier. Le soin que je mettais à éviter une union qui, en tous points raisonnable, eût consacré un état de fait, réjoui mes enfants, remercié des années de dévouement, avait pour Laure quelque chose d’insultant. Ma répugnance me répugnait. Déjà, les mots me pèsent, la confusion me gagne. En fait de répugnance, s’il en est une qui m’afflige, c’est, tenace, accablante, celle que de tout temps j’ai eue pour moi (et que je crois aisément partagée par autrui). Je suis bien le dernier des hommes à pouvoir faire l’avantageux en dédaignant qui me distingue. Toute estime, toute affection m’obligent, dans les deux sens du terme. J’ai toujours trouvé, de ma part, l’hésitation insolente, le refus grossier et je tiens pour certain que j’aurais pu être victime de n’importe quelle aventurière si je n’avais été en quelque sorte protégé par ma grisaille. Citons encore une fois l’encourageante Mamette, disant de son époux, à mon intention :
« Avec lui, j’étais bien tranquille. Pour se jeter à la tête d’un homme, il faut tout de même qu’elle en vaille la peine. »
En quoi la mienne l’eût-elle value ? Écorchons ici ma sincérité, grattons-la jusqu’à l’os. Quand ce n’est pas un habile détour, ce peut être une parade inconsciente que d’incriminer ses avantages, pour ne pas mettre en cause ceux de la personne dont le choix nous incommode. Le non sum dignus est alors un raffinement du refus, assez dans ma manière. Mais il n’en reste pas moins que toute recherche dont je me sens l’objet m’étonne. C’est si vrai que je viens de dire « recherche » pour ne pas dire « sentiment », et encore moins « amour », ces mots me semblant trop gros. C’est si profond que je ne peux voir un film sans détester le roucoulant héros et trouver ridicule le beurre-bouche que lui accorde la dame. C’est si tenace, enfin, que trois chances n’y auront rien fait, et qu’après Gisèle, après Marie, après Laure, je me dirai toujours : « On m’aime ? Allons, voyons, soyons sérieux, on est gentille, on est bonne fille, on fait ce qu’on peut, on donne le décor d’usage à ses petites raisons. »