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Mais sans vraiment me couver, elle m’avait donné trop de présence pour me permettre, même à dix-huit ans, de me passer d’elle. Vivant de sa seule pension, du reste, nous étions pauvres : de cette pauvreté que rend aiguë, chez les bourgeois ruinés, le souci de faire figure, de sauver la maison et les meubles, ainsi que les études du fils, dont la situation future lui permettra de reprendre rang. Une économie féroce nous interdisait de fréquenter ceux que Maman appelait nos « pairs » et comme le commerce de ceux qu’elle appelait « les autres » se résumait à peu de chose, nous vivions pratiquement un tête-à-tête, qui n’avait d’ailleurs rien de l’asservissement réciproque, ni même du délicieux refuge dans les jupes maternelles, mais qui était plutôt une habitude, un mode de vie ancrée dans le quotidien, une façon de respirer. Ma mère a toujours eu de la prudence dans l’affection, de la fermeté : beaucoup plus que moi. Elle devenait dans la rue une de ces ménagères effacées qui lorgnent les éventaires en serrant leur petit porte-monnaie, incapable de gonfler leur petit cabas. Mais une fois franchie la grille de notre maison de Chelles, elle redevenait Mme Astin. Elle retrouvait l’assurance et ce port de tête, cette aisance de poitrine qui, alliés à la puissance simplette du regard, lui donnaient le type auguste : celui des mères sérieuses, modérément câlines et totalement dévouées, qui font carrière dans la maternité et, fortes de la conception — austère — qu’elles en ont, savent régner la serpillière en main et, avec leurs enfants comme avec leurs propres sentiments, garder de la distance.

C’est assez dire l’admiration que je lui conserve et dans quel état je me retrouvai lorsqu’elle me fut enlevée, à quarante-trois ans, par un cancer du poumon. Mais ma mère qui, un an plus tôt, avait écarté pour des « raisons de santé » une de mes camarades, s’était in extremis aperçue du danger. L’accent qu’elle prit soudain, dans les derniers mois, pour me parler de « la petite secrétaire d’en face », la hâte avec laquelle, rompant avec ses habitudes, elle se dépêcha d’inviter Gisèle Hombourg et les siens, de conclure nos fiançailles, le prouvent assez. Sachant ses jours comptés — et n’en avouant rien — elle s’assurait une remplaçante. Elle y mit même une insistance, une naïveté qui pouvaient paraître comiques et, s’il est une chose que je me reproche aujourd’hui, c’est de lui en avoir marqué de l’agacement. Mal informé de son état, croyant encore à de l’emphysème, je l’accusais presque de maladresse. Je ne comprenais pas cette sorte de démission qui lui faisait livrer, pêle-mêle, tous nos maigres secrets :

« Daniel prend du thé le matin, rappelez-vous, Gisèle. Jamais de café au lait. Encore moins de chocolat. Je voulais vous dire aussi : il déteste le céleri. Mais j’y pense, il faudra que je vous montre comment fonctionne le poêle à mazout. »

Je refusais encore de comprendre quand elle s’alita. Mais je dus m’y résigner quand les médecins, au sortir de sa chambre, prirent un visage de bois et quand elle-même, un soir, se souleva pour dire posément, tournée vers moi :

« Il faudra t’habituer, Daniel, à l’idée que ta mère peut te manquer. »

Puis tournée vers Gisèle :

« Si je venais à disparaître, ma petite fille, il faudra l’épouser très vite. N’attendez pas la fin du deuil. »

Nous ne l’attendîmes pas, en effet. J’aime croire — et dire — que j’ai ainsi respecté la volonté de ma mère. Je ne suis pas sûr d’avoir obéi à cette seule raison. Toujours est-il que, deux mois après les obsèques, nous étions mariés, Gisèle et moi. Dans la plus stricte intimité, comme l’assurait le faire-part expédié, en ce qui me concerne, à mon unique, cousin, Rodolphe, et à mes collègues (licencié ès lettres, en cours de doctorat, j’étais depuis peu professeur à Gagny). Notre seul voyage de noces fut une visite au cimetière où Gisèle déposa sa corbeille. Puis nous regagnâmes la maison : la mienne, où rien n’avait changé, mais où, ma chambre ne comportant qu’un étroit lit de garçon, il fallut nous coucher dans la chambre de ma mère. Je dis : « Il fallut », car ce ne fut pas sans répugnance de ma part, comme s’il s’agissait là d’un sacrilège. Mon ardeur s’en ressentit au point d’étonner la candeur de ma femme et d’éveiller chez elle une inquiétude, encore tendre, mais qui devant d’autres insuffisances — plus réelles — n’allait pas tarder à tourner en désillusion, à donner à sa bouche cet insupportable pli que j’essaie depuis lors, avec tant de soin, d’effacer de la mienne lorsque j’ai affaire à un élève peu doué.

Pourquoi m’avait-elle épousé, du reste ? Je me le demande encore. Je n’avais ni fortune ni espérances. Rien qu’un petit traitement — fixe, il est vrai — et une villa, suffisante, mais peu moderne et bâtie trop près de la Marne, sur terrain inondable, donc sans grande valeur. Physiquement j’étais petit, gauche, quelconque. Studieux, certes, et même bardé de peaux d’âne, mais sans aucun brillant. Mon vieux papillon de belle-mère disait de son mari, en me regardant :

« Mieux vaut épouser des hommes sûrs qui n’ont pas trop d’étoffe, mais de très bonnes doublures. »

Gisèle n’était pas faite pour le genre ouatiné. Très brune, très mince, très vive, la repartie toujours prête sous la dent, l’œil infaillible sous l’arc du sourcil, elle tenait de Mme Hombourg qui, ravie, feignait de maugréer :

« Tiens-toi un peu plus en laisse. Les femmes qui ont trop de chien font aboyer. »

On devait me dire plus tard — il y a toujours un scélérat pour le faire — qu’on avait déjà un peu aboyé sur son compte ; que le commandant et Mme Hombourg n’étaient pas fâchés de la caser. Explication qui n’explique rien : pour se « caser » il faut faire une affaire et je n’en étais pas une. Je crois plutôt qu’il y avait chez Gisèle ce côté curieusement raisonnable des imprudentes qui prennent contre elles-mêmes des garanties. Mainte fille, au surplus, remarque un homme précisément parce qu’il n’a rien de remarquable, parce qu’il lui laissera tout son éclat et cette autorité dont les femmes sont de plus en plus friandes. N’était-il pas tentant pour elle, enfin, de s’assurer l’indépendance en traversant simplement la rue, presque sans quitter ses parents, pour s’installer dans une maison dont une belle-mère malade lui remettait les consignes et les clefs ?

Je fais ici bon marché de son cœur et j’en ai honte. Mais j’imagine mal qu’elle ait pu m’aimer. Pour respecter son souvenir, j’en suis venu à préférer qu’elle ait en moi, durant un temps, aimé l’amour, jusqu’à ce qu’il lui soit donné de le rencontrer vraiment. Ainsi la faute m’appartient : celle de n’avoir pas su la garder. Qu’elle n’ait pas tenu elle-même tous ses engagements, il est possible. Mais ce secret lui reste, que je n’ai jamais voulu percer. Pour moi, l’essentiel, c’est qu’elle n’ait pas retraversé la rue.

Ma fidélité doit paraître complaisante. Des fiançailles tièdes, une lune de miel voilée ne l’annonçaient pas. Le soin que je mets à défendre ma femme n’est pas, pourtant, le fait d’un misérable orgueil, d’une longue hypocrisie. Mon attitude a dû le laisser entendre et, parfois, je m’interroge moi-même avec mépris. Mais vraiment, telle qu’elle était, j’ai beaucoup aimé Gisèle ; et comme ma mère je l’oublie difficilement. Encore qu’ils s’en défendent, la plupart des hommes ont peu choisi, beaucoup subi, quelquefois même longtemps refusé ce qu’ils finissent par accepter. La seule force, chez moi, est cette acceptation. Comme le ciment, d’abord sans consistance, je prends autour de l’être que m’offre le hasard, si cet être est lui-même d’un certain caractère, s’il est fait d’une matière qui permet l’enrochement. Gisèle avait ce grain, qui manque à Laure. Plus que d’autres à une longue union réussie, je m’accroche à ces quelques années de mariage manqué. Le bonheur — qui leur fit défaut — n’est pas nécessaire au regret. Ce qu’on aurait pu vivre, on le regrette même mieux que ce qu’on a vécu.