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Du moins était-ce vrai. Avec Laure, à qui rien n’échappe, mais sans Michel, à qui suffit sa gloire, Louise depuis quelques jours s’étonne : sans s’inquiéter, car ce n’est pas son genre. Elle sautille, revient, se coince contre ma rotule, me palpe du bout des doigts.

« Tu n’es pas dans ta veste, Papa. Où es-tu ? »

Ici, ailleurs, nulle part. Quelque chose me pèse. Cinquante kilos de fille, c’est lourd pour un genou quand l’autre se sent frustré du même poids. Pour venir rétablir la balance Michel est un monsieur trop grave, trop digne, trop ennemi déjà de son enfance. Mais Bruno, qui est encore un petit garçon, Bruno qui d’ordinaire entre et sort, tout droit, qui tourne autour de nous, toujours tout droit, et reste le plus souvent debout, sans même s’accoter au fauteuil, Bruno qui sifflote, tss, tss, — « Ne siffle pas, Bruno, répète souvent sa tante. Tu n’es pas dans une écurie. »

Bruno qui, alors, se met à respirer à petits coups secs, sans jamais soupirer, Bruno qui n’a pas écrit, Bruno me manque.

Car, pour tout dire, il est parti depuis une semaine chez le cousin Rodolphe, son parrain. Louise s’en soucie peu. Michel encore moins. Laure surgit et, pour mettre le couvert, enveloppe la table de gestes précis qui ne heurtent aucune assiette, qui semblent se dissoudre dans l’air. Elle a les traits tirés et cette mine découragée qui, par moments, la rend pénible. Mais soudain d’un nerveux tour de clef elle ouvre le placard.

« Ce petit en moins, ça fait tout de même un trou ! » souffle-t-elle comme si elle parlait aux verres qui luisent, nets, froids, rangés à boucheton, entre deux carafes au long cou.

Ce n’était que pour huit jours. Le revoilà, chaque jour plus long, plus grêle et promenant plus haut cette grosse tête où il semble se réfugier, où il rêve, où il habite tout entier et qui lui donne l’air d’être absent de sa culotte. Il ne travaille pas beaucoup moins mal ; il ne parle pas beaucoup plus. Mais son vocabulaire a légèrement changé.

Laure, au début, il l’appelait Tatie, comme tous les neveux en bas âge. Puis durant des années il l’a appelée Tante, sans possessif. Tante, tout court, mais avec un T formidable, qui donnait à ce mot une importance insolite : quelque chose comme s’il était le féminin de tant. Puis, je ne sais comment, parce que les titres familiaux se démodent, parce que Michel et Louise pour se vieillir se sont mis à le faire, parce que ma belle-sœur ainsi rajeunie ne s’y est pas opposée, parce qu’enfin je n’ai pas détesté la chose, Bruno à son tour s’est décidé à l’appeler Laure.

C’est à peu près vers la même époque du reste que le « pronom personnel masculin singulier de la troisième personne » a cessé de me torturer le tympan quand j’écoutais aux portes. Tu crois qu’il est rentré ?… Il arrive… Il a encore oublié son parapluie. Il, c’était moi. Il, ça se rapportait au solennel « ton père » de « ton père a dit que », à ce Papa prononcé sans familiarité comme le bas latin prononce le pius, papa des pontifes. Laure, qui a du respect pour moi, lui faisait la guerre à ce il. J’ai l’ouïe fine, je l’ai maintes fois entendue relever l’impolitesse. Mais je ne jurerais pas qu’elle soit vraiment responsable de sa disparition, comme du retour très lent, presque insensible, de Papa à son rôle de diminutif.

Ingrat pourtant, je ne vais point la payer de ses égards. En descendant un matin je ne la verrai point penchée sur l’évier ou sur la cafetière. Louise tourne en rond, indécise. Michel prépare ses livres. Bruno devance ma question :

« C’est bien la première fois qu’elle oublie l’heure, dit-il. Elle est encore au mair. »

Un temps. Michel grogne :

« Elle… Elle… Tu veux dire : Laure. »

Il a raison. Mais c’est moi qui aurais dû protester.

Michel, d’ailleurs, je trouve qu’il a trop souvent raison contre son frère. C’est entendu, Michel est notre gloire. Notre consolation. Celui dont on dit à Charlemagne : « Astin l’as » par opposition à l’autre, Astin le cancre. Il a tout pour lui : une mémoire de robot, du jugement, de l’ordre, de la volonté, une absolue confiance en soi, l’appétit du travail. Et par-dessus le marché, comme dit Mamette, « la tête et le corps de son patron » : avec son profil de médaille, ce studieux, brevet sportif scolaire en poche, court, crawle, passe la barre et lance le poids à merveille. Des forts en thème qui font de petits professeurs, j’en connais ; comme des musclés qui finissent débardeurs. Mais je suis tranquille : il ne fait pas de complexes, lui ; il est autrement organisé que moi. Cet équilibre insolent, cette application qui sait s’aérer, comme se minuter, iront loin.

Qu’il m’agace pourtant — et très souvent — il faut l’avouer. Né supérieur, il n’a pas la supériorité discrète. Je ne donnerais pas cher de l’estime qu’il me porte. À le voir feuilleter, négligemment, la série de mes livres de prix, on sait ce qu’il pense de leur poussière, on peut jauger son étonnement. Il murmure parfois, songeur : « Diable, pourquoi n’as-tu pas fait l’agreg ? » et je me sens comme une colonne brisée, sur la tombe d’une jeune fille. Certes, il me consulte toujours, très décemment, car il a aussi de la discipline : celle du saint-cyrien, bientôt sous-lieutenant, devant le sergent de service qui le commande encore. Il me consulte pour entérinement : « Tu ne crois pas, me demandait-il déjà en troisième, que je devrais prendre l’espagnol comme seconde langue ? » Sur le ton des choses décidées. Comment faire autrement, du reste, que de l’approuver ? Ses projets sont toujours sérieux, ses ambitions louables.

« Ce petit n’a qu’un défaut, m’a souvent répété sa grand-mère. Il ne vous donne jamais l’occasion de dire non. »

Ceci à mon usage, comme de juste. Déçue par les quatre galons de son époux, Mamette serait plutôt béate d’admiration devant Michel, futur polytechnicien, donc futur général. Laure aussi. Louise aussi. Et même Bruno, qui trouve son frère « drôlement fort ». Mais mon admiration, à moi, est plus nuancée. Comment dire ? Michel est le préféré de M. Astin. Il est le fils dont on le félicite, partout, qui lui fait saillir la pomme d’Adam, pour se rengorger ; le modèle, à quoi l’on peut prétendre, quand on bénéficie vraiment de ses chromosomes. Il le justifie, auprès des voisins, des collègues. Il lui rouvre l’avenir. Il lui tient chaud au cortex.

Malheureusement, ce qui vous donne de l’orgueil ne vous inspire pas toujours de la fierté. Michel est moins bien pourvu des qualités qui vous tiennent chaud au cœur. En fait de moi-moi, on ne fait pas mieux. Après lui, il aime bien tout le monde, c’est sûr et il est même très attaché à la maison. Mais pas du tout dans le genre lierre, comme Laure, ni dans le genre chat, comme Louise. Son genre à lui, ce serait plutôt le lustre. Pour ses frère et sœur, il est trop haut dans les airs et son affection ne saurait leur dispenser autre chose que des lumières. Pas question de s’associer à un jeu, sauf s’il est savant, comme le bridge ou les échecs ; et alors il commente, il fait un cours, il explique ses coups. Malgré mes remarques, il a la manie de rectifier, de reprendre, d’un air docte qui m’horripile. En mon absence, aucune erreur ne passe à sa portée sans être aussitôt relevée. Il épluche la conversation. Il épluche la télé. Mais surtout il épluche Bruno, cette « patate » — il est vrai, pleine de points noirs.

Rentrant à l’improviste, je le trouverai même en train de passer un savon à son frère, qui contemple mélancoliquement une copie saturée de carmin. Je surprendrai cette apostrophe enflammée :